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[ANALYSE] Dio VS JoJo : Qui est le héros de Phantom Blood?

Last updated on 18 mars 2024

On vous décrypte les références littéraires dans JoJo ! Analyse de Phantom Blood – Acte 3: Combat final ! Dio VS JoJo!

Salut à tous ! Dans ce troisième article sur Phantom Blood, on va bien sûr parler du personnage principal de cette histoire. …Reste à savoir qui est le personnage principal !

Pour rappel, JoJo est un manga shônen divisé en 9 parties et publié depuis 1987. La première partie raconte l’affrontement de Jonathan et Dio ! Tout part d’une dispute d’enfants, qui prend des proportions astronomiques et qui conduira dans le 6ème arc… à la fin du monde! (Mais ne vous inquiétez pas, l’histoire continue quand même après.)

Qui est le véritable héros de Phantom Blood?

(Voilà bien une question qui risque de faire des morts!) Rappelons d’abord le contexte:

On a vu que Dio était un personnage inspiré de Dracula, le vampire transylvanien qui s’infiltre dans la haute société anglaise. Cependant, au début de JoJo’s Bizarre Adventure, Dio n’est pas encore un vampire et il ne vient pas d’un pays lointain, mais des bas-fonds de Londres. Ce qui en fait tout de même un étranger aux origines obscures, aux yeux de la noblesse anglaise.

Dracula s’infiltre à Londres pour y trouver de nouvelles victimes et détruire la société de l’intérieur. De même, Dio s’infiltre dans la famille de Jonathan pour assassiner les habitants du manoir et s’emparer de leur fortune.

Oui. Dans la vie, voyez-vous, Dio a un but simple : il veut de l’argent.

Dio VS JoJo ! Round 1 : Une histoire d’argent!

JoJo et Dio font la course (en se poussant)
Source :JOJO’S BIZARRE ADVENTURE © 1986 by Hirohiko Araki / SHUEISHA Inc. Tous droits réservés. Description : Illustration « Dio VS JoJo » (C’est la course pour l’héritage!)

Mais, à la différence de Dracula, Dio n’est pas encore un vampire à ce stade de l’histoire. Dans ce cas, la peur qu’il inspire provient-elle simplement du fait qu’il est issu du peuple et convoite la fortune des habitants du manoir ? 

On pourrait bien sûr faire une interprétation marxiste de ce passage. Dio représenterait pour la classe dominante la peur des classes inférieures, qui cherchent à la renverser et à lui voler ses avantages. (Jonathan a par exemple l’impression que Dio lui vole l’attention de son père. Et donc sa place dans la famille.)

Ce passage peut notamment rappeler Varney the Vampire [Varney le vampire] de James Malcolm Rymer et Thomas Peckett Prest, publié entre 1845 et 1847. Le vampire Varney semble lui aussi intéressé par la fortune de la famille Bannerworth, qu’il terrorise.

Mais le manga reprend surtout un schéma typique des romans réalistes européens du XIXe siècle : Un jeune homme pauvre et ambitieux veut s’élever dans la société par tous les moyens. Pour cela il se compromet de plus en plus et commet des actions de moins en moins morales. Avant d’échouer tragiquement et de retomber finalement dans la pauvreté.

On peut penser par exemple au roman Le Rouge et le Noir de Stendhal… Est-ce une coïncidence ? Le héros, Julien Sorel, est introduit exactement de la même manière que Dio : Lors de sa première apparition, au chapitre IV, il est occupé à lire un livre et refuse de répondre à son père, un paysan brutal et grossier qui l’appelle. Comme Dio, il a une sorte de grâce naturelle, qui contraste avec l’apparence grotesque de son père. Enfin, Julien a pour méthode de s’infiltrer dans une bonne famille et de s’y faire une place par l’hypocrisie et la séduction. L’ambition du héros, son mépris pour ses propre origines et sa haine des riches sont encore d’autres points communs avec Dio !

Autre exemple : le roman The Luck of Barry Lyndon (Mémoires de Barry Lyndon) de William Makepeace Thackeray, publié en 1844, et qui a inspiré un film célèbre de Stanley Kubrick en 1975. Le roman relate la vie d’un Irlandais issu d’une famille ruinée, qui tente de s’intégrer dans la noblesse anglaise par des moyens moralement douteux. Dans JoJo’s Bizarre Adventure, Araki cite une phrase de ce romancier à la mort de Zeppeli, ce qui indique qu’il le connaît au moins de nom.

Toutefois, l’originalité du manga vient en fait de l’inversion de ce schéma :

Dans JoJo’s Bizarre Adventure, l’histoire est racontée du point de vue de la classe dominante, qui voit ce personnage comme une menace. A noter également que, si Dio échoue en effet à s’élever dans la société (sa tentative d’empoisonner le père de Jonathan échoue, et il est pris au piège par la police), son histoire ne s’arrête pas là, puisque c’est à ce moment qu’il se transforme enfin en vampire et que l’histoire, jusqu’alors réaliste, bascule soudainement dans le fantastique.

Frederico Anzalone (JoJo’s Bizarre Adventure. Le diamant inclassable du manga, 2019) nous propose ici une interprétation intéressante :

Dio serait inspiré des héros de manga des années 50-60 (époque de la reconstruction économique du Japon après la Seconde Guerre mondiale), dont l’objectif principal était de s’élever toujours plus haut dans la société, ainsi que des mangas post-mai 68, qui présentaient souvent un protagoniste issu des bas-fonds et en rébellion contre la société. Jonathan, lui, représenterait le héros typique des mangas des années 80 (ère du miracle économique), vertueux, insouciant et naïf, à l’image de la jeunesse japonaise de cette époque.

L’opposition Dio VS JoJo représenterait donc la collision de ces deux types de protagonistes – qui, visiblement, ne se comprennent pas – dans une sorte d’illustration condensée de l’histoire économique moderne du Japon :

De manière intéressante, le début de JoJo ressemble à une version renversée des mangas à énergie nekketsu de l’enfance d’Araki, tels que Kyojin no Hoshi ou Ashita no Joe. Jonathan, le protagoniste, est ici un jeune nanti sans problème et c’est Dio, l’antagoniste, qui prend la place du gamin encoléré issu des bas quartiers, voué à s’élever par sa propre force […] il y aurait moults lectures à faire de cette opposition entre le fortuné Jonathan et le miséreux Dio, à l’époque où le Japon vit encore son « miracle économique ». […] Il y a dans JoJo quelque chose de l’air de son temps, qu’Araki l’ait capturé de manière consciente ou non – lui qui a par ailleurs passé son adolescence puis ses jeunes années d’adulte dans un Japon prospère et assagi, en comparaison du tumulte des sixties. Ne peut-on pas considérer Dio comme un symbole de révolte des oubliés de l’essor économique, qui brûle de s’approprier ce dont il n’a jamais pu bénéficier ? Quant au Jonathan du début du manga, on pourrait l’envisager comme un reflet d’une certaine catégorie de jeunes Japonais des années 1980, nantis, apolitiques, installés dans le confort engourdissant qu’ont bâti leurs parents.

Frederico Anzalone, JoJo’s Bizarre Adventure. Le diamant inclassable du manga, Toulouse, Third Editions, 2019, pp.74-75.

Le Jonathan de 12 ans fume la pipe et a l'air de trouver ça tout à fait normal
Source :JOJO’S BIZARRE ADVENTURE © 1986 by Hirohiko Araki / SHUEISHA Inc. Tous droits réservés.

Description : Jonathan (12 ans)
Véritable image du manga…

Dio VS JoJo ! Round 2: Qui est le personnage vedette dans Phantom Blood?

C’est vrai qu’à ce stade de l’histoire, les deux personnages sont traités comme des protagonistes. On sait également qu’une série précédente de l’auteur, Ma-shônen BT (dont le titre peut se traduire par « BT, le garçon magique » ou « BT, le garçon démoniaque ») a été interrompue prématurément car son protagoniste, au design et à la personnalité proche de Dio, avait été jugé trop malveillant et pas assez altruiste pour être un héros. Ne pouvant en faire un protagoniste comme il le souhaitait initialement, l’auteur semble avoir recyclé ce personnage en antagoniste.

Cependant, Dio conserve certaines caractéristiques qui le rapprochent d’un protagoniste de shônen manga. Par exemple l’ambition et la volonté de poursuivre un objectif. Il est en outre introduit dans le manga dès la page 11 – soit dix pages avant Jonathan, qui n’apparaît qu’à la page 21 ! [1]
Dio fait une pose de vainqueur. Il a l'air beaucoup trop content de lui! Les poses dans JoJo sont très maniérées et donnent parfois l'impression que les personnages dansent
Source :JOJO’S BIZARRE ADVENTURE © 1986 by Hirohiko Araki / SHUEISHA Inc. Tous droits réservés. Description : Voilà, ça c’est la danse de la victoire.

Dans un shônen manga l’histoire est généralement déclenchée par la volonté du héros de devenir plus fort afin de poursuivre un rêve. Mais ici c’est au contraire l’ambition de l’antagoniste qui est le moteur de l’histoire.

La volonté de Dio contraste d’ailleurs avec la passivité de Jonathan, qui joue quant à lui le rôle de l’obstacle. Son but est uniquement de défendre sa famille, puis le monde contre les ambitions de Dio.

Cette passivité a souvent été critiquée car elle ne correspond pas à ce que les lecteurs attendent d’un héros de shônen manga. Mais son attitude est assez classique dans le cadre de la littérature gothique, où les personnages principaux sont plus souvent des enquêteurs, des témoins, voire des victimes d’événements étranges provoqués par une créature surnaturelle.

Jonathan Harker, le héros de Dracula, se retrouve par exemple prisonnier au château du vampire (où, comme dit le Joueur Du Grenier dans sa vidéo sur Castlevania, il venait juste pour faire signer des papiers à Dracula…). Il découvre alors avec une terreur croissante que son hôte n’est pas humain et projette d’envahir Londres. Ainsi, les héros gothiques sont traditionnellement dans la réaction plus que dans l’action.

Dans les romans gothiques, c’est d’ailleurs le monstre à combattre, et non le protagoniste, qui donne son nom au roman et qui en est la véritable star. Qui se souvient que le héros de Dracula s’appelle Jonathan ou que la narratrice de Carmilla se prénomme Laura ? (Celle-ci, d’ailleurs, n’est nommée pour la première fois qu’à la moitié du roman.)

Autre détail intéressant ! Si on s’intéresse aux noms des personnages, on peut remarquer que le nom de famille de Dio, « Brando », se prononce [BURANDOO] en phonétique japonaise, ce qui le rapproche du mot anglais « Blood » (prononcé [BURADDO]), mot qui figure dans le titre de l’arc, « Phantom Blood » [FANTOMU BURADDO]. Est-ce involontaire de la part de l’auteur, quand on sait qu’il avait l’habitude d’inclure le nom du protagoniste dans ses titres, souvent précédé d’un surnom ou d’un adjectif, comme par exemple Ma-shônen BT ou Gorgeous Irene ? Peut-être l’adjectif « Phantom » signifie-t-il que Dio est le véritable protagoniste mais que personne ne le voit ? De la même manière, les quatre premiers chapitres du manga s’intitulent « Shinryaku-sha Dio Brando », et reprennent donc bien ce schéma d’un nom de personnage précédé d’un surnom.

Jonathan vient d’apprendre que tout le monde préfère Dio et manque de renverser son verre de vin. Il n’a pas du tout l’air d’une terreur : il a l’air en détresse ! Comme des gens recommandables que nous sommes, nous en profitons pour suggérer de l’envoyer en maison de correction.
Source : © Hirohiko Araki / SHUEISHA, JoJo’s Animation Project. Tous droits réservés.

« Hein ?! Je n’étais pas le héros ?»
(Oui, vous voyez : il fume… et il boit aussi !)

Cet enfant est une terreur : il faut l’envoyer en maison de correction. 
#donnez l’héritage à Dio !

1-0 pour Dio ! Mais attendez, le match Dio VS JoJo est loin d’être fini…

Après la course, JoJo et Dio font un match de boxe !
Source : © Hirohiko Araki / SHUEISHA, JoJo’s Animation Project. Tous droits réservés. Description : Illustration « Dio VS JoJo »

Dio VS JoJo ! Round 3 : « Kimyô na yûjô », que voulait nous dire Jonathan ??

Jonathan fait une tête perplexe. Je crois qu’il cherche à se rappeler ce qu’il voulait nous dire…
Source : Phantom Blood Movie. © Hirohiko Araki / SHUEISHA © A.P.P.P. Tous droits réservés. « Qu’est-ce que je voulais dire, déjà ? …J’ai oublié ! »

Cette réplique n’est pas logique. Et on va vous démontrer pourquoi.

Mais avant tout : rapide flash-back sur le schéma de communication mis en place jusque-là…

Dans le passage qui précède l’incendie du manoir, on est d’accord, aucun événement surnaturel n’est encore intervenu dans le récit. Sans le prologue, on penserait même avoir affaire à un manga historique ou policier, plutôt qu’à un shônen.

Pourtant, l’atmosphère est tendue et l’on sent qu’il y a quelque chose d’anormal. Ne serait-ce qu’à cause du brouillage systématique de la communication qui règne dans le manoir : les dialogues des personnages sont presque immédiatement suivis de longs apartés qui indiquent qu’ils disent en réalité tout le contraire de ce qu’ils pensent.

Ces apartés révèlent que les personnages réfléchissent souvent à ce qu’ils vont dire avant de parler, ou bien réagissent dans leurs pensées aux paroles qu’ils viennent d’entendre. Ainsi, le rythme des conversations ressemble plutôt à celui d’une partie d’échecs, où chacun calcule ce qu’il dit.

Cette alternance entre dialogue et apartés se met en place dès l’arrivée de Dio au manoir et sa rencontre avec Jonathan. Mais le meilleur exemple de ce type de communication se trouve probablement aux pages 131-133 du premier tome, où, après un dialogue amical à la page 131 (« Dio ! Migoto datta yo ! Kimi no hashiri wa !! //–Arigatô ! Daga JOJO kimi atte no try sa ! » [« Dio ! Félicitations ! Ta course était formidable !! // – Merci ! Mais, JoJo, cet essai, on l’a réussi grâce à toi ! »]), les deux personnages enchaînent chacun sur un aparté d’une page entière pour expliquer qu’en réalité ils ne ressentent l’un envers l’autre aucune amitié :

[…] 7 nen ka… Are kara 7 nen mo tatsu… Ima… Dio to anna kaiwa wo shiteta kedo, shôjiki boku wa kare ni taishite yûjô wo kanjiteinai… Naze !?  Kare wa anna sugokute ii yatsu na no ni, yûjô wo kanjinainda! 7 nen mae no jiken no sei ka!? Aiken Danny no koto datte, Erina no koto datte, boku no omoikomi da! Shôko ga nai! Aa, boku wa nante iya na yatsu da, mada ano toki no koto wo giwaku shi, kyôfu shiteiru!

Hirohiko Araki, JoJo’s Bizarre Adventure, JoJonium (t.1), Tôkyô, Shûeisha, 2013, p.132.

[7 ans… Cela fait déjà 7 ans… Maintenant… Même si je discute ainsi avec Dio, pour être honnête, je ne ressens aucune amitié envers lui… Pourquoi !? Alors qu’il est tellement sympathique, je n’éprouve aucune amitié ! Est-ce à cause des incidents d’il y a 7 ans !? L’histoire de mon chien Danny et d’Erina me reviennent encore en mémoire ! Il n’y a pas de preuve ! Ah, je suis vraiment une personne détestable, les souvenirs de cette époque me font encore douter et me terrifient !]

Yûjô dato!? Kirei goto wo narabete nikoniko suru na yo na kuzu-domo ga! Mô sugu sotsugyô… Mô Joestar-kyô no enjô wa iran! 7 nen JoJo to omote muki nakayoku shita no wa kono ki wo matta kara! Keikaku wa Joestar-ke no zaisan wo notsutoru koto sa! Zaisan wo hôteki ni jiyû ni dekiru nenrei ni natta !

 Ibid. (t.1) p.133.

[De l’amitié ? Gardez vos belles paroles et vos sourires idiots, bandes de déchets ! Bientôt j’aurai fini l’école… Bientôt, je n’aurai plus besoin de cette comédie chez les Joestar ! Si, pendant 7 ans, j’ai fait en sorte de bien m’entendre avec JoJo, c’est parce que j’attendais ce moment ! Mon plan est de m’emparer de la fortune des Joestar ! J’ai enfin l’âge de disposer légalement et librement de ma fortune !]

Cet écart entre le discours et la pensée sert bien sûr à illustrer la comédie sociale. Dans l’œuvre étudiée, on notera que ce schéma s’applique surtout à l’intérieur du manoir, qui représente une société étouffante. Les apartés se font immédiatement moins nombreux dès lors le manga s’oriente vers le fantastique et le récit d’aventure.

Ce brouillage de la communication était représenté de manière assez intéressante dans le film de 2007 dirigé par Jun’ichi Hayama. [2] Par exemple avec des plans qui coupent le haut du visage (et donc les yeux) des personnages, rendant ainsi leurs expressions indéchiffrables. Ou encore à travers des scènes où les personnages parlent sans se regarder, en fixant le sol ou en se tournant le dos.

Du coup, la réplique de Jonathan à la fin du manga (« Kimyô na yûjô sura kanjiru yo… » [3] [« Je ressens même une amitié bizarre… »]) est assez surprenante puisque (dans ses multiples apartés et monologues dramatiques) le personnage n’avait cessé de répéter qu’il n’éprouvait absolument aucune sympathie envers Dio.

Cette réplique – volontairement marquante puisque l’emploi de l’adjectif « kimyô » fait écho au titre de la série (JoJo no kimyô na bôken) – vient remettre en cause à peu près toute la logique qu’on avait établie : On pensait que les paroles des personnages étaient des mensonges, tandis que leurs pensées disaient la vérité (et donc, en l’occurrence, que les personnages faisaient semblant de s’apprécier tout en se détestant). Mais cette réplique finale laisse entendre qu’en réalité c’était peut-être le contraire.

Cela signifie-t-il que Jonathan mentait au lecteur dans tous ses apartés ? 

On voit mal en effet à quel moment son point de vue sur Dio aurait pu évoluer, puisque celui-ci n’a fait que commettre des crimes de plus en plus odieux. Cette réconciliation de dernière minute est d’autant plus surprenante que Dio avait aussi assassiné le père de Jonathan. Selon toutes les normes sociales et morales, cela aurait dû rendre les personnages irréconciliables et orienter l’intrigue vers une histoire de haine et de vengeance.

Comment expliquer ce paradoxe ? Voici, selon moi, la théorie la plus plausible :

Peut-être par l’influence d’East of Eden [A l’est d’Eden] de John Steinbeck – une autre source d’inspiration majeure de l’auteur – où Adam Trask est incapable de haïr son frère Charles qui, dans un accès de rage, a pourtant tenté de le tabasser à mort avant de le poursuivre avec une hachette. Ni son épouse Cathy qui l’a pourtant manipulé, trompé (avec son frère Charles), puis abandonné en lui tirant dessus à coups de pistolet… Au point que les autres personnages prennent souvent sa gentillesse pour de la faiblesse ou de la stupidité.

Euh… D’accord. (Je trouvais Dio dangereux, mais en fait il est adorable…)

Les fans ont bien sûr une autre théorie (je l’appellerais « la théorie Carmilla »)

Notons aussi que c’est cette ambiguïté sur les sentiments des personnages qui conduit toute une partie des lecteurs à voir dans ce manga une histoire d’amour gay, qui serait (visiblement) inavouable du fait de la société fermée dans laquelle les personnages vivent. 

Nous y voilà : c’est le début des fameux « sous-entendus gays » pour lesquels – entre-autres – cette série est célèbre !

Il est vrai que (pour une fois) l’interprétation des fans ne paraît pas totalement absurde ou dénuée de fondement, quand on sait que la littérature gothique dont le manga est inspiré s’est très tôt démarquée par ses accents à la fois féministes et pro-LGBT. (Sur ce point, on peut citer notamment Carmilla de Sheridan le Fanu qui, dès 1872, met en scène une charismatique vampire lesbienne. Puis, bien sûr, le best-seller Interview With The Vampire [Entretien avec un vampire] d’Anne Rice en 1975 et ses nombreuses suites, où l’on trouve chez les personnages principaux plusieurs couples de vampires gays.)

Ajoutons en leur faveur que l’on trouve dans l’arc de Stardust Crusaders plusieurs références à The Vampire Lestat [Lestat le vampire] (le deuxième tome d’Interview With The Vampire), puisque, comme Lestat, DIO se retrouve dans les années 80 après un siècle d’exil et, comme Lestat, il entreprend un tour du monde qui s’achève en Egypte – destination alors peu commune pour les vampires, qui étaient plutôt associés à la Transylvanie dans Dracula

Dans son roman, Anne Rice choisit contre toute attente de situer en Egypte les origines des vampires, ainsi que les réponses au mystère de leur existence. (Pas le pays le plus logique quand même, parce qu’il y a beaucoup de soleil…) Elle en fait ainsi une étape obligatoire pour tout vampire en quête de connaissance. Cela expliquerait ce que DIO était parti faire là-bas

Si ces références prouvent que l’auteur du manga connaissait depuis longtemps les romans d’Anne Rice, il faut cependant attendre l’arc de Stone Ocean en 1999 (soit douze ans plus tard), pour qu’il décide définitivement (ou ose dire clairement pour la première fois ?) que Dio est bisexuel.

Toujours est-il qu’à ce stade de l’histoire, la communication est complètement brouillée. Non seulement entre les personnages, mais aussi entre le narrateur et le lecteur, qui ne sait plus s’il doit croire les personnages ou pas. Cette volonté d’induire le lecteur en erreur pour mieux provoquer la surprise ensuite (quitte à briser les règles de la narration), se retrouve à plusieurs reprises et sous diverses formes dans la suite de la série.

Mais attendez, on peut encore aller plus loin et développer une troisième théorie… 

Suivez le raisonnement. Quel est véritablement l’élément le plus étonnant de cette scène ? 

Probablement que la réplique qui remet en cause tous les apartés des personnages est prononcée non pas par le vampire, mais bien par Jonathan – personnage qui paraissait pourtant pendant toute la durée de l’arc plutôt simpliste et facile à prédire. 

De plus, si ce personnage semble être constamment du côté de l’ordre établi, c’est pourtant lui qui met le feu à son propre manoir. (Même si c’est dans le but de combattre Dio). Et c’est lui également qui provoque l’explosion du navire à la fin. Il détruit donc systématiquement le cadre qu’il est pourtant censé défendre.

Flash-back, donc. – Analyse de cet arc côté JoJo !

Ainsi, même s’il défend l’ordre en apparence, le héros paraît finalement aspirer lui aussi à se libérer d’un cadre étouffant. Au début de l’histoire lui aussi semble mal à l’aise à l’intérieur du manoir. Il a du mal à se conformer à l’étiquette trop stricte de ce cadre social, et son père doit par exemple le reprendre sur ses manières à table. 

A la fin du manga, il dirige sa dernière attaque, non directement vers Dio (le vampire), mais vers le navire (le cadre !). La dernière image du manga (après l’explosion de ce cadre) représente d’ailleurs un océan qui s’étend à perte de vue sur une double-page [4] et annonce les grands espaces libres que l’on trouvera dans les arcs suivants.

Les deux personnages principaux défendent donc tous les deux, chacun à sa manière, le point de vue de l’auteur. Aucun ne veut rester dans le cadre.

Du coup, si (par pure curiosité scientifique) on s’amuse à tester ici l’interprétation psychanalytique qui est souvent appliquée aux romans gothiques, on pourrait dire que les deux personnages sont en fait deux aspects d’une même personne. Jonathan représente la part consciente du Moi ; tandis que Dio symbolise sa part d’ombre. (C’est-à-dire tout ce qui a été refoulé dans l’inconscient car inadapté au cadre social. Mais ressurgit sous une forme agressive et inquiétante qui vient attaquer le conscient et cherche à prendre le dessus.) Jonathan serait l’enfant ordinaire auquel les lecteurs s’identifient, tandis que Dio représente leur part d’inconnu.

En littérature gothique, c’est en tout cas ce que symbolisent les vampires et revenants qui attaquent la société. Et c’est aussi à cela que sert le motif récurrent du double (frère jumeau caché, sosie, seconde personnalité, reflet dans un miroir ou portrait).

Ici (ça tombe bien !) Dio est présenté à la fois comme un vampire et comme un double. En effet, l’histoire ne cesse de mettre l’accent sur la ressemblance des personnages, au moins autant que sur leurs différences. Par exemple, lorsque George Joestar fait les présentations au début du manga, il rappelle que les personnages ont tous deux perdu leurs mères et qu’ils ont le même âge. Par la suite, les deux personnages évoluent toujours en parallèle et sont sans cesse associés à des éléments complémentaires (comme l’ombre et la lumière, ou le feu et la glace), selon le principe du yin et du yang. Le double à la fois similaire et différent, familier et étranger, est bien sûr une autre application de l’inquiétante étrangeté. (Voir article « Comment Dracula a inspiré Dio« )

Il y a en réalité beaucoup d’éléments qui vont dans le sens de cette interprétation :

Prenez par exemple votre premier tome de JoJo dans l’édition classique :  Sur l’image de couverture, le placement des personnages illustre en fait assez bien le principe du conscient et de l’inconscient. Ils sont collés l’un à l’autre de manière à ne former qu’un seul bloc (ce serait le Moi), avec Jonathan de face et Dio de trois quarts, à demi-caché derrière lui comme une ombre (ou comme une pensée inconsciente.)

Un autre énorme indice serait évidemment la réplique de Jonathan à la fin de Phantom Blood : « Dio… Kimi no iu yô ni, bokura wa yahari futari de hitori datta ka mo shirenai. » [5] (« Dio… Comme tu le disais, peut-être qu’en effet nous ne faisions qu’un. »).

Enfin, on peut noter que, à l’instar des pensées refoulées qui ne font que ressurgir avec plus de violence lorsqu’on tente de les combattre, Dio meurt à plusieurs reprises au cours du manga et il revient toujours ! Il est empalé sur une statue et brûlé vif à la page 97 du tome 2, puis se désintègre à la page 269 du tome 3, avant de revenir sous forme de tête sans corps et d’être finalement vaincu… Mais pas complètement, puisqu’il réapparaîtra dans l’arc de Stardust Crusaders (déjà prévu par l’auteur à cette époque).

C’est bien sûr le rôle d’un Némésis dans un manga. Mais l’idée que ce que l’on croit mort ressurgit toujours est aussi l’un des grands principes de la littérature gothique. (Voir article sur les références à la littérature gothique.) Il se traduit dans ces romans par la présence de fantômes, morts-vivants, châteaux médiévaux et monuments en ruines, qui témoignent de la survivance du passé.

Bien sûr, mettre en scène la dualité à travers des personnages qui incarnent le yin et le yang, c’est aussi un véritable topos du shônen manga ! Pour ne citer que deux duos célèbres, on peut prendre l’exemple de Ken et Shin dans Hokuto no Ken [Ken le Survivant]. (Duo qui a bien sûr inspiré Dio VS JoJo!) Ou, plus récemment, de Naruto et Sasuke. (C’est devenu l’exemple le plus célèbre aujourd’hui!)

Pourtant, ce n’est pas pour autant que l’interprétation psychanalytique s’applique aussi bien dans chaque cas… (L’inconscient de Naruto, par exemple, serait plutôt représenté par Kurama.)

Du coup, pourquoi cette interprétation fonctionne-t-elle ici, et pas ailleurs ?

Outre le fait que Shin et Sasuke ne passent pas leur temps à mourir et à ressusciter, on peut encore distinguer deux autres raisons : 

1) Tout d’abord, Shin et Sasuke sont de simples humains, tandis que Dio est une créature fantastique, ce qui en fait un être irréel, plus proche du domaine de la pensée. (Plutôt à l’instar de Griffith dans Berserk). 

Même avant qu’il se transforme en vampire, son comportement est déjà irrationnel, puisqu’il ne fait que dérober et détruire tout ce qu’il touche. Sur les images, il est souvent placé en hauteur, et son prénom (« Dieu » en italien) montre bien qu’il appartient au domaine spirituel.

2) La seconde raison est que la dynamique entre les personnages est ici inversée : Dans Hokuto no Ken comme dans Naruto, c’est le héros qui ne cesse de poursuivre son rival (qui, lui, a plutôt tendance à le fuir). 

Cependant, dans Phantom Blood, s’il est vrai que Jonathan poursuit Dio pendant une partie de l’arc, c’est Dio qui vient le harceler au début de l’histoire et semble chercher à tout prix à attirer son attention. De même, c’est lui qui poursuit Jonathan jusque sur le navire à la fin. Son comportement correspond donc plus au mode de fonctionnement d’une pensée obsédante. 

Enfin, Shin et Sasuke semblent avoir d’autres personnes dans leurs vies que leurs rivaux! (Shin se meurt d’amour pour Yuria, et Sasuke est obsédé par l’idée de tuer son frère Itachi…) Mais Dio – dans cet arc, du moins – paraît considérer tous les humains comme des insectes, à l’exception de Jonathan. Cette exclusivité renforce l’impression qu’il n’existe que pour lui, et pourrait aussi bien n’être que l’autre moitié de son esprit. 

c.q.f.d.

Conclusion! Dio VS JoJo : que représente cette opposition ?

Il existe au moins trois interprétations différentes à la réplique de l’amitié bizarre – et autant de lectures possibles de cet arc : 

1) L’interprétation un peu moralisatrice (à la East of Eden), qui met l’accent sur le pardon et l’importance de la famille. (Dio est malgré tout le frère adoptif de Jonathan.)

2) L’interprétation romantique (plutôt à la Carmilla). La scène peut d’ailleurs évoquer un shinjû, double-suicide amoureux souvent représenté dans le théâtre japonais du XVIIe siècle, notamment les pièces de Chikamatsu Monzaemon.

3) L’interprétation psychanalytique. Si vous avez bien suivi vous cours de philo en Terminale, vous savez que, selon Freud, le seul moyen de se débarrasser de ses pensées refoulées est bien sûr de se réconcilier avec elles et de les accepter.

Enfin, connaissant l’intérêt d’Araki pour le cinéma et en particulier pour les films d’Hitchcock, on peut peut-être y voir une référence au film Stranger on a train (L’inconnu du nord-express). Dans lequel, après avoir été harcelé pendant tout le film par un inconnu qui lui demande de commettre un meurtre pour lui, contre toute attente le héros rend hommage à la fin à cet inconnu, qui tentait pourtant de détruire sa vie. La relation complexe des personnages dans ce film et le parallèle constant que la caméra fait entre eux a d’ailleurs donné lieu à de nombreuses analyses, notamment dans le domaine psychanalytique.

Ce troisième article conclut l’analyse de Phantom Blood, qui est l’une des parties les plus courtes de JoJo, mais aussi l’une de celles qui contiennent le plus de références littéraires…

Le scénario ressemble à un immense crossover Dracula x A l’est d’Eden x Les Misérables x Salem’s Lot x Le Rouge et le Noir / Barry Lyndon …x Hokuto no Ken ! Pas étonnant, donc, que cette histoire soit un véritable bazar : On mélange sans distinction littérature fantastique, réaliste, romantique, et shônen manga !

Du coup, la compétition Dio VS JoJo est-elle pertinente?? Personnellement, je dirais que les deux sont les héros. (Voilà, vous avez lu tout ça… pour ça!)

Ils peuvent continuer de se battre :

JoJo et Dio qui se bagarrent. (encore!)
Source : © Hirohiko Araki / SHUEISHA, JoJo’s Animation Project. Tous droits réservés. Description : BASTOOON !!!

A bientôt dans de prochains articles!

To be continued…

Grande frise avec plusieurs personnages de la série. Ils marchent tous dans le même sens, sauf Jôsuke 8 qui est perdu au milieu, et Johnny qui regarde en arrière.
Source : Artbook JoJoveller. © Hirohiko Araki & LUCKY LAND COMMUNICATIONS / SHUEISHA. Tous droits réservés.

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Notes

[1] Tous les numéros de pages sont donnés dans la collection JoJonium, une édition de la série JoJo’s Bizarre Adventure en grand format, où l’arc de Phantom Blood correspond aux trois premiers tomes.

[2] Ce film n’est plus disponible au public actuellement. Mais on peut en trouver un extrait sur Youtube : JoJo no Kimyou na Bouken: Phantom Blood (Movie) – 16 Minutes Compilation Clip – YouTube

[3] Hirohiko Araki, JoJo’s Bizarre Adventure, JoJonium (t.3), Tôkyô, Shûeisha, 2013, p.330.

[4] Ibid. (t.3) pp.338-339.

[5] Ibid. (t.3) p.330.

Bibliographie (Archives du match Dio VS JoJo)

Œuvre étudiée

ARAKI Hirohiko, JoJo’s Bizarre Adventure. Phantom Blood. In: JoJonium (t. 1-2-3), Tôkyô, Shûeisha, 2013. 

Romans cités :

RICE Anne, The Vampire Lestat, New York, Ballantine Books,1985.

STENDHAL, Le Rouge et le Noir, Paris, Michel Levy frères, 1854. Disponible intégralement sur : https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Rouge_et_le_Noir

STOCKER Bram, Dracula, Londres, Penguin Classics, 2003.

Ouvrages théoriques sur les mangas

ANZALONE Frederico, JoJo’s Bizarre Adventure. Le diamant inclassable du manga, Toulouse, Third Editions, 2019.

ARAKI Hirohiko, JoJoveller. History (1979-2013), Tôkyô, Shûeisha, 2014.

ARAKI Hirohiko, Manga in Theory and Practice. The craft of creating manga, San Francisco, VIZ Media, 2017 [Traduction anglaise de Nathan A. Collins].

BOUISSOU Jean-Marie, Manga. Histoire et univers de la bande dessinée japonaise, Arles, Editions Philippe Picquier, 2010.

GOTÔ Hiroki, Jump. L’âge d’or du manga, Paris, Kurokawa, 2018 [Traduction française de Julie Seta].

PINON Matthieu, LEFEBVRE Laurent, Histoire(s) du manga moderne 1952-2012, Paris, Ynnis Editions, 2019-2022.

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