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[CRITIQUE] Lucy Steel VS Jolyne : De l’évolution des personnages féminins dans JoJo

Last updated on 25 février 2024

On a beaucoup parlé dans des articles précédents du personnage de Jolyne et du challenge que c’était d’introduire une héroïne dans un shônen manga : En effet, la plupart des shônen manga (littéralement « mangas pour jeunes garçons ») restent aujourd’hui encore très à la traîne sur la question du féminisme… La série JoJo’s Bizarre Adventure de Hirohiko Araki est l’un des rares shônen manga à avoir mis en scène une héroïne. Et encore, il a fallu attendre pour cela la sixième partie du manga !

Cet article est donc consacré à l’étude des enjeux du féminisme dans les shônen. Cette fois encore, en prenant pour exemple les personnages de JoJo’s Bizarre Adventure.

On a parlé précédemment de l’évolution positive des personnages féminins dans l’œuvre d’Araki depuis Gorgeous Irene jusqu’à Jolyne, en passant par Lisa-Lisa et Trish Una… Eh bien, à présent, je vais vous parler d’un autre personnage de la série. Qui, contrairement à Jolyne, possède encore des défauts assez communs chez les personnages féminins de shônen manga. On va parler de Lucy Steel, qui apparaît dans Steel Ball Run. C’est à dire juste après l’arc de Stone Ocean, qui est celui de Jolyne.

Le personnage de Jolyne : un sommet indépassable ?

À ce stade du manga (c’est-à-dire sans compter encore la partie 9, The JoJolands, qui est en cours) Jolyne est clairement le personnage féminin le plus réussi de la série. Ceux qui lui succèdent, Lucy et Yasuho semblent revenir vers des seconds rôles beaucoup plus traditionnels.

Jolyne est blonde et porte une coiffure très compliquée, avec des macarons qui rappellent un peu les oreilles de Mickey, et une natte comme Giorno. D'après Frederico Anzalone, cela ressemble aux coiffures italiennes des peintures du Quattrocento. Elle porte du rouge à lèvre vert et est habillée de manière sexy, avec un tatouage en forme de papillon et un piercing en forme d'étoile, ce qui lui donne un peu l'air d'une racaille. Sa tenue représente une toile d'araignée, avec au milieu un papillon.
Source : JOJO’S BIZARRE ADVENTURE PART 6 STONE OCEAN © 1999 by LUCKY LAND COMMUNICATIONS / SHUEISHA Inc. Tous droits réservés. Description : Jolyne Cujoh dans Stone Ocean.

Lucy Steel : Une revalorisation des rôles féminins traditionnels ?

Lucy Steel n’est pas un nouveau personnage. C’est l’équivalent d’Erina Pendleton, qui n’apparaissait que brièvement dans les deux premiers arcs. Contrairement à Jolyne, ce n’est pas une héroïne. Elle ne sait pas se battre et reprend un peu trop souvent le rôle traditionnel de la jeune fille en danger… Sa présence a donc de quoi perturber le public : quel peut être l’intérêt ou l’enjeu d’un tel personnage ? C’est ce que je me propose d’analyser dans cet article !

Lucy est blonde, avec de grands yeux bleus innocents et une petite robe rose. Elle est coiffée et habillée simplement, et fait vraiment "petit ange".
Source : STEEL BALL RUN © 2006 Hirohiko Araki & LUCKY LAND COMMUNICATIONS / SHUEISHA Inc. Tous droits réservés. Description : Lucy Steel dans Steel Ball Run.

Pourquoi donc un tel retour en arrière ?

Araki semble vouloir revaloriser ce type de personnage en montrant qu’elle peut se battre avec ses propres armes, qui sont des armes pacifiques. Dans le contexte très manichéen de la partie 7, Lucy Steel représente une sorte de déesse du Bien, seule capable de vaincre les forces du mal. Un peu à l’instar de la déesse Athéna dans Saint Seiya (Les Chevaliers du Zodiaque) de Masami Kurumada.

Son prénom signifie « lumière ». Dans le système de références bibliques propre à la partie 7, on la compare d’ailleurs à la Vierge Marie. Comme dans le film Lucy de Luc Besson (qui n’était pas sorti à l’époque du manga), elle porte aussi le prénom de la plus ancienne femme connue. Ce qui évoque donc un second personnage biblique : Eve.

Toutefois, cet idéal féminin de la déesse ou de l’ange est une véritable rupture avec le personnage de Jolyne. Qui était une femme réelle, avec des défauts et des qualités. Et donc un personnage beaucoup plus attachant et proche du public !

La diversité des rôles féminins est bien sûr importante. Néanmoins, on ne peut s’empêcher de trouver le personnage de Lucy un peu arriéré par rapport à Jolyne, ou même Lisa-Lisa et Trish. Je sais bien que la partie 7 se déroule au XIXème siècle, mais quand même…

Pour mieux comprendre le personnage de Lucy Steel, il faut cependant repartir de plus loin…

Penchons-nous sur les références littéraires dans Steel Ball Run. Et sur l’évolution du personnage, depuis son prototype, Erina Pendleton :

On sait que l’arc de Phantom Blood est basé sur deux romans principaux : Dracula de Bram Stocker et A l’est d’Eden de John Steinbeck… Deux romans qui mettent chacun en scène un trio de personnages composé de deux hommes et une femme : Jonathan Harker – Mina – Dracula et Adam – Cathy/Kate – Charles. Et on retrouve un trio similaire dans le manga : Jonathan Joestar – Erina – Dio.

Comme Lucy, Erina est blonde et coiffée simplement, et a une expression bienveillante. Comme elle vit à l'époque victorienne, elle porte souvent des belles robes.
Source JOJO’S BIZARRE ADVENTURE © 1986 by Hirohiko Araki / SHUEISHA Inc. Tous droits réservés. Description : Erina Pendleton dans Phantom Blood. J’ai pris ici une image du manga, mais dans l’anime elle ressemble vraiment à une princesse Disney ou une Barbie…

Or, Mina et Cathy ont un point commun. Au début du roman, elles sont toutes deux relayées à un rôle totalement inintéressant : celui d’épouse du héros. Et elles s’émancipent toutes deux de ce rôle avant la fin. Mina éclipse complètement son mari en tant qu’héroïne, puisqu’elle comprend seule l’itinéraire du vampire, ce qui permettra de l’éliminer. Quant à Cathy, elle trahit son mari et change alors de nom pour devenir Kate, la grande méchante de l’histoire ! Et elle sera pour le héros Adam, un adversaire bien plus terrible que son frère Charles.

Ainsi, dans les deux cas, le personnage féminin se révélait finalement être le plus intéressant des trois. Et devait même finir par éclipser les deux autres.

…Ce qui n’est pas du tout le cas dans JoJo, où Erina a si peu de rôle que ce prétendu trio de personnages principaux ressemble ici plutôt à un duo.

Erina est pourtant bien présentée au début comme la petite amie du héros reléguée au second plan. De plus, comme Mina et Cathy, elle est à un moment l’objet d’une dispute entre les deux autres personnages. Mais précisons que dans les trois cas, c’est plutôt en tant que « propriété à voler », qu’en tant que « femme fatale pour qui tout le monde se bat ». Elle n’a, à ce stade, pas même assez d’importance pour être l’origine principale de ce conflit.

…Cependant, dans le cas d’Erina, on attend en vain ce moment où elle se rebellerait enfin contre ce rôle et commencerait à prendre les choses en mains!

A la fin de Phantom Blood, il y a bien un moment où elle désobéit à son mari, en le suivant sur les lieux du combat au lieu de rester cachée… Mais, au final, elle se révèle juste être un énorme boulet, puisqu’elle ne sert à rien, à part le déconcentrer !

Ce qu’il aurait fallu, pour suivre l’exemple donné par Mina dans Dracula, c’était que l’idée d’exploser le navire pour vaincre Dio vienne d’elle. La morale aurait alors été que Jonathan avait tort de la tenir à l’écart des combats car, même si elle ne sait pas se battre, elle est plus efficace que lui au final. Et Erina serait même devenue le personnage clivant, qui n’a rien fait de tout le manga, mais qui vient pour tout faire exploser à la fin !

…Mais cela ne s’est jamais produit.

Passons à Lucy Steel, son équivalent dans la partie 7, qui lui donne en quelque sorte une seconde chance :

Si j’avais dû réinterpréter Erina à l’époque de Steel Ball Run, j’en aurais fait soit une grande méchante comme Cathy, soit une survival girl, intelligente comme Mina !

C’est simple, il n’y avait que deux solutions :

Scénario n°1 : « Cathy »

Erina / Lucy est une hypocrite que notre naïf héros voit comme un pauvre petit ange à protéger… alors que c’est en fait un véritable démon ! D’abord présentée comme une fille sage et naïve, elle abandonne brusquement ce rôle au milieu de l’histoire, pour devenir l’antagoniste principale. A la place, donc, de DIO.

Scénario n°2 : « Mina »

Erina / Lucy est (cette fois-ci pour de vrai !) une gentille épouse dévouée à son mari. …Mais, lorsque celui-ci se révèle incapable de la protéger, elle comprend que c’est à elle d’agir. Elle trouve alors seule le moyen d’éliminer son ennemi. Et devient alors, à la place de son mari, la véritable héroïne de l’histoire.

…Dans Steel Ball Run, Araki a visiblement choisi l’option « Mina » :

Case du manga, où on voit Steven Steel au premier plan, et derrière lui Lucy, qui observe la scène de loin.
Source : STEEL BALL RUN © 2006 Hirohiko Araki & LUCKY LAND COMMUNICATIONS / SHUEISHA Inc. Tous droits réservés. Description : Lucy derrière son mari. C’est l’une de ses premières apparition dans le manga.

Comme Mina, Lucy apparaît d’abord en retrait, toujours derrière son mari. Qui est cette fois Steven Steel, le promoteur de la grande course de chevaux qui est le sujet de l’arc. Et comme Mina, elle se révèle rapidement plus efficace que lui. Steel étant depuis le début assez pathétique. À la fin de l’arc, c’est également elle qui parvient à vaincre DIO grâce à une ruse. On retrouve donc bien le rôle de Mina dans Dracula.

Lucy se montre donc beaucoup plus intelligente et débrouillarde que son prototype Erina (en même temps, c’était difficile de faire pire…).

Même la manière de parler d’Erina était un scandale ! Les lecteurs et spectateurs français ne s’en rendent généralement pas compte car ce n’est évidemment jamais gardé dans la traduction… Mais, en japonais, Erina se met à vouvoyer Jonathan à partir du moment où ils sont mariés. (C’est-à-dire qu’elle met les verbes à la forme polie quand elle lui parle.) Tandis que lui continue à la tutoyer. (Il met les verbes à la forme neutre.) Car c’est ainsi que communiquent traditionnellement les couples japonais. Ce détail aussi a heureusement été corrigé chez Lucy Steel, qui s’adresse à son mari en le tutoyant.

En revanche, ce qui ne va toujours pas chez Lucy :

C’est que les qualités que l’auteur met constamment en avant chez elle restent sa gentillesse, son innocence, son dévouement envers son mari, sa pureté… Bref, des caractéristiques qui la rapproche finalement d’un idéal féminin plus que traditionnel. Et paradoxalement, vu ce rôle d’oie blanche, elle est aussi très sexualisée dans les dessins. Beaucoup trop, d’ailleurs, pour une fille de quatorze ans…

C’est vrai que, dans le roman Dracula aussi, on nous présente parfois Mina comme un être de lumière, dont la conduite exemplaire insuffle du courage à toute l’équipe des héros

Donc je comprends d’où vient le côté « petit ange » du personnage de Lucy. Mais c’est un roman qui date du XIXème siècle. Les réinterprétations modernes choisissent donc généralement de nuancer ce trait, plutôt que de l’exagérer ! Par exemple, dans la version de Coppola en 1992, qui est à mon avis l’une des meilleures, Mina n’est pas si innocente. Puisqu’elle est clairement attirée par le vampire et même prête à tromper son mari !

Si elle était sans cesse présentée comme une épouse parfaite, le public moderne aurait sans doute plus de mal à comprendre le féminisme du livre. Rejoindre le camp des vampires était, déjà dans le roman, un symbole d’émancipation pour les femmes. Qui, dans la société victorienne, n’avaient d’autre rôle que celui d’épouses condamnées à vivre dans l’ombre de leurs maris.

Disons que Lucy Steel avait du potentiel. Mais qu’en l’occurrence, cette idée a été exploitée de manière assez maladroite. Pour moi, tout l’enjeu du personnage de Lucy était d’éviter qu’elle ressemble (comme notre chère Erina) soit à une victime, soit à un cliché de la femme soumise à son mari. Et, même s’il y a progrès, cet objectif n’est pas totalement atteint.

Peut-être aurait-ce été plus simple d’opter pour la solution radicale, c’est-à-dire le scénario « Cathy » ? Il aurait alors fallu que Lucy soit introduite comme la « petite amie parfaite » de Johnny. Qui est l’équivalent de Jonathan dans cet arc. Puis qu’elle le trahisse brutalement à la moitié de l’histoire.

Cela aurait au moins l’avantage de la faire paraître imprévisible et donc surprenante. Dangereuse et donc puissante… Mais il y avait en réalité peu de chances que le scénario prenne cette direction car l’auteur a dit ne pas aimer écrire des histoires de trahisons.

Au final, le seul acte de rébellion qu’aura jamais accompli Erina se trouve probablement dans le roman Over Heaven, de Nisio Isin

Case du manga : Erina qui entrouvre une porte d'un air mal aimable.
Source JOJO’S BIZARRE ADVENTURE © 1986 by Hirohiko Araki / SHUEISHA Inc. Tous droits réservés. Description : Ça c’est pour illustrer « dark Erina »… C’était dans le manga la seule scène un peu stylée d’Erina : celle où elle terrorisait Speedwagon dans un hôpital…  Mais c’était une scène si peu importante, qu’elle a été coupée dans l’anime ! …Enfin, par moments je crois que je préfère encore Erina à Lucy, car elle était au moins capable d’avoir mauvais caractère de temps en temps !
Over Heaven :

Roman dans lequel Erina trahit Jonathan en sauvant Dio juste avant l’explosion du navire, à la fin de Phantom Blood. …Ce qui explique, au passage, pourquoi Dio est encore là dans Stardust Crusaders ! …Erina serait donc responsable de tous les problèmes futurs dans cette série ! Voilà, tout est sa faute !

…Bien qu’un peu absurde d’un point de vue scénaristique, il faut reconnaître à cette fin deux qualités. D’abord celle d’être un énorme plot twist, et celle de donner enfin un vrai rôle à ce personnage ! (Même si là, je crois qu’on part plutôt sur un rôle de type « Cathy » que « Mina »…)

Sincèrement, je ne vous conseille pas Over Heaven car c’est une assez mauvaise fanfiction…. Ce roman partait pourtant d’une intention louable : réécrire l’arc de Phantom Blood du point de vue de Dio, et en accordant plus d’importance à Erina. Dans l’esprit de Dracula, le scénariste Nisio Isin considère qu’Erina est la seule à impressionner Dio, qu’elle fascine et terrifie par sa bonté… Jusque-là, pourquoi pas ?

Mais, là encore, on se heurte au même écueil que dans Steel Ball Run. Puisque qu’elle est constamment présentée comme un petit ange dont le seul trait de caractère est apparemment une gentillesse inconditionnelle, le personnage d’Erina n’est toujours pas développé !

L’alliance Erina-Dio à la fin du roman aurait pourtant pu être intéressante, si on avait effectivement présenté cela comme une trahison. Par exemple si le narrateur avait montré que, depuis le début, Erina avait son propre point de vue sur la situation et qu’elle jouait un double-jeu avec Jonathan…

…Mais, une fois de plus, il explique simplement sa bienveillance soudaine envers Dio par le fait qu’elle était trop gentille pour ne pas lui venir en aide ! Ce qui – vu qu’il vient quand même d’assassiner son mari sous ses yeux ! – n’a strictement aucun sens.

Ainsi quand comprendra-t-on enfin que créer des personnages féminin, ce n’est pas créer des anges. Ni, d’ailleurs, des démones. Ni des héroïnes fades parce qu’exemplaires… Mais au contraire des personnages complexes et nuancés, avec des sentiments humains et des passions ?

Quant à Erina, on ne vous demandait pas qu’elle anéantisse Dio par le pouvoir de la gentillesse, on vous demandait juste qu’elle ait un cerveau ! Car ce que Mina et Cathy avaient en commun dans les deux romans, ce n’était certainement pas la bonté. C’était d’être à chaque fois le personnage le plus intelligent de l’histoire, coincé entre un mari naïf et un antagoniste brutal.

Ainsi, personnellement, je maintiens que « dark Erina » pourrait être un personnage vraiment complexe et intéressant, si c’était un peu mieux fait… Lisez plutôt A l’est d’éden !

En résumé, ou « Pourquoi Lucy Steel aurait dû être une antagoniste »…

Car Phantom Blood s’inspire de deux grands romans féministes sans en reprendre le message :

Certaines caractéristiques de Cathy (la « méchante » du roman A l’est d’Eden), comme l’hypocrisie et le talent de manipulation, sont même transférées sur le personnage de Dio ! Qui n’avait pourtant pas tellement besoin de traits supplémentaires, puisqu’il a déjà le rôle de Charles, le mauvais frère. Même l’assassinat par le poison et la volonté de revanche sociale sont une arme et un mobile qui conviennent mieux au caractère fourbe de Cathy qu’à l’impulsivité de Charles. Et qui auraient donc aussi pu revenir à Erina, si l’auteur avait voulu pousser jusqu’au bout le parallèle avec le roman de Steinbeck. Dans le roman, normalement, le héros était un peu pris au piège entre son méchant demi-frère et sa méchante femme. Mais ici, on ne retrouve qu’un seul des deux personnages.

Ainsi, quand on compare le manga avec les deux œuvres principales dont il est inspiré, on ne peut échapper à l’impression dérangeante que le seul personnage féminin de l’histoire s’est fait voler tout son rôle…

Lorsque j’ai lu ce manga pour la première fois, je me disais simplement : « Il n’y avait pas de place pour ce personnage dans le scénario »… Mais en fait, c’est faux puisque l’auteur s’inspire de deux œuvres où l’épouse du héros avait au contraire un rôle majeur ! Surtout qu’une fois qu’on a connu les personnages géniaux que sont Cathy et Mina, et puis qu’on se retrouve avec à la place Erina, c’est quelque peu frustrant…

Erina connaît-elle une évolution positive dans l’arc de Battle Tendency ?

Les arcs de Phantom Blood et Battle Tendency comportent aussi des références à un autre roman moins célèbre : Maîtresse du jeu de Sydney Sheldon (1982).

Ce roman raconte l’histoire de Kate Blackwell, une femme d’affaire au début du XXème siècle. Comme JoJo et A l’est d’Eden, l’histoire se déroule sur plusieurs générations. Et, dans ce roman, la fortune de la famille Blackwell est construite par une femme.

Erina aurait donc pu, comme Kate Blackwell, reprendre et diriger d’une main de fer les affaires de la famille après la mort de son mari. Mais pour développer cela, encore aurait-il fallu qu’il y ait un arc du manga qui lui soit consacré… Dans Battle Tendency en tout cas, on ne nous la présente pas vraiment comme une dirigeante d’entreprise investie dans sa carrière et prête à tout pour réussir… On nous dit qu’elle est devenue professeur d’anglais. Et sa fortune lui vient apparemment de l’héritage de son mari.

Elle a cependant gagné en autorité. Et elle occupe une place de matriarche dans la famille.

Mais il n’y a en fait pas grand-chose de révolutionnaire là-dedans : si elle a finalement droit à ce rôle, c’est uniquement parce que c’est désormais une grand-mère. Les personnes âgées sont en effet très respectées dans la société japonaise. Et elles sont donc plus facilement mises en valeur dans les mangas.

Toutefois, le rôle de meneuse est aussi repris par une autre femme : Lisa-Lisa, la mère de Joseph. Lisa-Lisa est notamment la personne forte dans son couple, puisque c’est elle qui sait se battre et qui doit protéger son mari. Mais, si Lisa-Lisa est un personnage féminin novateur pour un shônen manga des années 80, Erina, elle, n’a pas tellement évolué.

Le rôle d’Erina dans cette partie n’est pas déshonorant. Mais il aurait cependant pu être cent fois mieux…

…Quant à Lucy Steel :

Dans Steel Ball Run, Araki semble avoir eu des remords, et a voulu restituer à Lucy (la nouvelle Erina) toute son importance, en lui attribuant un rôle proche de celui de Mina dans Dracula. Lucy incarnait donc en quelque sorte une nouvelle Erina.

Cependant, il aurait fallu qu’elle soit véritablement en rupture avec le personnage initial, pour que cette rébellion ait de l’impact ! Telle qu’elle est présentée, elle apparaît simplement comme la continuité d’Erina. C’est-à-dire un modèle de femme gentille et attentionnée, en somme très conformiste.

On peut ajouter qu’Erina, dans Phantom Blood et Battle Tendency, était certes présentée comme une fille gentille, mais elle n’avait pas encore cette image d’ange ou de déesse du Bien. C’est un aspect qui est essentiellement développé dans Steel Ball Run et Over Heaven. Et je ne trouve pas que ce soit spécialement un progrès…

Mon avis est bien sûr subjectif et vous aurez compris que je n’aime pas trop le personnage de Lucy. Mais je pense qu’avec les pistes données par les romans dont l’auteur s’inspire, il y avait d’autres moyens, beaucoup plus intéressants, de développer ce personnage.

Et Scarlet, la femme du président ?

On a parlé de Lucy Steel et d’Erina (son équivalent dans les parties 1 et 2)… Puisqu’on en est aux personnages féminins de la partie 7, parlons un peu de Scarlet, l’épouse du président Valentine !

Scarlet est un personnage qui aurait pu être intéressant, si seulement elle avait été plus développée :

Dans une série connue pour ses sous-entendus gays, c’est la première fois qu’une femme bisexuelle apparaît… Et c’est seulement au moment du septième arc.

Car, comme souvent, on parle plus de l’homosexualité masculine que féminine… Chez les hommes, on trouve des couples gays, ou au moins des ships, véritablement attachants au cours de la série. Beaucoup de sous-entendus par exemple entre Joseph et Caesar dans le deuxième arc. Même si ce ne sont que des sous-entendus et qu’il faudrait donc peut-être parler de ship plutôt que de couple officiel. Mais c’est en tout cas un duo avec des interactions et des personnalités développées, auquel le public peut s’attacher. On trouve aussi un couple Pucci-DIO (cette fois-ci officiel) dans le sixième arc, qui est intéressant et bien intégré dans le scénario.

Mais Scarlet, elle, n’est pas un personnage assez développé. Et elle n’a pas de grande histoire d’amour romantique ou tragique, qui puisse passionner le public.

Case du manga : Scarlet en train de draguer Lucy, qui fait un petit air innocent. Scarlet est brune et habillée toute en rouge, avec des motifs en forme de couronnes dorées.
Source : STEEL BALL RUN © 2006 Hirohiko Araki & LUCKY LAND COMMUNICATIONS / SHUEISHA Inc. Tous droits réservés. Description : La fameuse scène entre Lucy et Scarlet. J’aime beaucoup le design de Scarlet, avec sa tenue qui fait un peu « reine de cœur » dans Alice au Pays des Merveilles !

En fait, on nous dit simplement qu’elle est bisexuelle. À part développer une scène un peu sexy entre elle et Lucy -d’où les sentiments sont absents, puisque Lucy cherche simplement à la séduire pour s’infiltrer chez le président-, cette information ne sert finalement pas à faire avancer l’action. Et Scarlet a de toute façon trop peu de temps d’apparition dans la série pour être correctement exploitée. On pourrait dire la même chose du personnage d’Holy dans JoJolion, dont on sait qu’elle lit des magazines de porno féminin, mais qui n’a pas non plus de vraie histoire d’amour avec une femme. Il n’y a donc jamais de romance entre femmes, ni de couple iconique. Et, à l’échelle de la série, il n’ y a pas non plus d’amitié passionnée entre deux femmes, qui puisse éventuellement donner lieu à un ship.

Lucy Steel VS Jolyne : Conclusion sur l’évolution des personnages féminins dans JoJo, de Stone Ocean à JoJolion

JoJo est un manga extrêmement intéressant, en ce qu’il a su, au moment de Stone Ocean, proposer une héroïne dans un shônen, qui soit véritablement traitée comme le sont habituellement les héros masculins. En cela, c’était une véritable révolution.

C’est d’ailleurs peut-être la raison pour laquelle l’histoire recommence dans un nouvel univers à partir de la partie 7 ? Puisqu’Araki avait enfin atteint son objectif initial, celui de pouvoir mettre en scène une héroïne, peut-être ne pouvait-il pas trouver dans cet univers un personnage digne de succéder à Jolyne.

Malheureusement, la suite de la série reste trop attachée à des rôles féminins traditionnels. Et Jolyne, bien qu’elle soit un personnage extrêmement marquant, demeure une exception.

Le shônen manga en général reste un genre trop codifié, avec des codes parfois assez misogynes concernant les personnages.

Ce qui est paradoxal car, depuis les années 80, ces mangas continuent d’attirer toujours plus de lectrices. Naruto, pour ne citer qu’un exemple, est aussi populaire chez les garçons que chez les filles, alors que c’est véritablement l’un des mangas les plus sexistes qui existent !

Les problèmes récurrents sont que les femmes dans les shônen manga sont très souvent infantilisées. Notamment dans la manière dont on s’adresse à elles. Avec le suffixe « -chan », qui complète le prénom et ne s’emploie que pour les petits enfants ou les jeunes filles. Mais, paradoxalement, elles sont souvent aussi très sexualisées…

Elles sont présentées comme étant gentilles, timides et polies. Et leurs vies tournent généralement autour d’un homme (le plus souvent un petit ami qu’elles connaissent depuis l’enfance), à qui elles parlent comme à un seigneur (souvent avec l’emploi du suffixe « -kun », qui marque le respect) et qu’elles sont décidées à suivre aveuglément quoi qu’il arrive !

Concernant JoJo :

La bonne nouvelle dans JoJo, est qu’on n’entend jamais les suffixes « -chan », ni « -kun ». (Ou du moins, pas employés de cette manière.) Et que les hommes sont généralement aussi sexualisés que les femmes, donc on ne peut pas dire qu’il y ait d’inégalité sur ce point.

Néanmoins, Araki n’est peut-être pas un auteur engagé, car il lui arrive aussi parfois de reprendre (peut-être involontairement ?) certains des codes cités. Notamment avec les personnages d’Erina ou de Lucy. Et, à part dans Stone Ocean, les femmes ont systématiquement des seconds rôles : Jolyne est la seule héroïne. Par ailleurs, il n’y a jamais de grande méchante.

Les arcs de Phantom Blood et Steel Ball Run étaient pourtant des occasions rêvées d’introduire une antagoniste semblable à Cathy dans A l’est d’Eden. Car ce sont aussi les deux arcs avec un héros soit naïf, soit manipulable. Et donc capable de se faire facilement avoir par une jeune fille qui joue les innocentes, tout en étant en réalité redoutable et puissante. Il était également possible d’introduire une antagoniste stylée face à Jolyne, pour avoir une saison entièrement féminine ? Mais cela risquerait de donner l’impression que « les hommes se battent contre des hommes » et « les femmes se battent contre des femmes ». Donc, en l’occurrence, c’était une sage décision de montrer l’héroïne se battre à égalité avec un homme.

Est-ce une question d’auto-censure, ou de pression des éditeurs et du lectorat ?

Pour Phantom Blood, il serait difficile de blâmer Araki, quand on sait que sa série précédente, Gorgeous Irene, avait justement été arrêtée parce qu’il avait essayé d’introduire une héroïne intéressante ! Sa priorité, dans l’immédiat, était donc d’assurer la survie de sa nouvelle série, peu importe les sacrifices… Et en l’occurrence, le sacrifice était clairement Erina.

…Mais ce qui était excusable dans Phantom Blood, l’est beaucoup moins dans Steel Ball Run ou dans JoJolion ! On sait cependant que la série a connu une baisse de popularité au Japon au moment de Stone Ocean, qui est la partie de Jolyne. Et cela a été attribué au fait qu’il mettait à nouveau en scène une héroïne… Est-ce donc à nouveau par crainte de la réaction du public qu’il est revenu dans les deux parties suivantes à des rôles féminins plus classiques ?

Quant à Over Heaven, je ne sais si l’idée de la fin vient de Nisio Isin ou d’Araki (qui supervisait quand même le roman), mais je la trouve géniale pour son ironie :

Erina avait été conçue comme un énorme cliché de la demoiselle en détresse, pour faire plaisir aux éditeurs qui n’avaient pas aimé Irene ! Elle avait d’ailleurs presque tous les codes sexistes cités plus tôt : gentille, timide et dévouée à son ami d’enfance… Dans Over Heaven, elle montre qu’en réalité elle se fichait tellement de Jonathan, et que, deux secondes à peine après sa mort, elle est déjà en train de le trahir et de sympathiser avec son assassin !

…Mais alors, pourquoi ne pas avoir introduit un plot twist similaire (et un peu mieux fait…) directement dans Steel Ball Run ? Plutôt que dans un light novel qui n’est même pas considéré comme canonique ? De ce point de vue, on ne peut s’empêcher de trouver décevante Lucy Steel.

Quoi qu’il en soit, Araki œuvre tout de même pour la décodification du shônen manga, à une époque où le shônen tend au contraire à être de plus en plus codifié. Et ce, notamment concernant les codes associés au genre des personnages. On aimerait voir plus souvent des auteurs comme lui qui tentent de diversifier leurs personnages. Et plus d’héroïnes comme Jolyne !

A bientôt dans de prochains articles !

To be continued…

Image de l'artbook JoJoveller, qui représente plusieurs personnages de Steel Ball Run devant un mur orné de roses, avec Lucy Steel au premier plan.
Source : Artbook JoJoveller. © Hirohiko Araki & LUCKY LAND COMMUNICATIONS / SHUEISHA. Tous droits réservés.

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