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[ANALYSE] Manga et Histoire : à quoi sert le cadre de la Seconde Guerre mondiale dans Battle Tendency ?

L’auteur choisit pour l’arc de Battle Tendency un cadre peut courant : l’année 1938, c’est-à-dire la veille de la Seconde Guerre mondiale. Et qui plus est, en Europe. Alors que les mangaka évoquent habituellement cette période plutôt du point de vue du Japon. A quoi peut donc servir ce cadre atypique ?

Disons-le d’emblée, ce n’est pas pour faire une leçon d’Histoire ou un devoir de mémoire. L’Histoire ici semble occuper uniquement une fonction esthétique. Cette période permet de développer une atmosphère originale et un cadre onirique, voire cauchemardesque…

Battle Tendency : Un cadre délirant et apocalyptique

L’arc de Battle Tendency est au premier est au premier abord assez déroutant. Contrairement à Phantom Blood qui était construit comme un drame et de manière très académique, le scénario paraît cette fois désorganisé, rempli de péripéties et chaotique. A l’image, donc, de la période où il se déroule.

Même si le scénario en soi n’est pas centré sur la guerre, on y ressent bien sûr une atmosphère inquiétante :

  • Des surhommes mythologiques (les hommes du pilier) ressuscitent et affrontent des surhommes technologiques, notamment Stroheim, qui a vaincu la mort en se transformant en cyborg. Le résultat est un contraste frappant entre passé et futur. Qui donne l’impression que tout se mélange et que l’Histoire est tout simplement devenue folle…
Cars, le plus puissant des hommes du pilier a une corne rose sur le front, comme les licornes! C'est trop mignon, mais ça lui fait vraiment perdre toute sa crédibilité!
Source : © Hirohiko Araki / SHUEISHA, JoJo’s Animation Project. Tous droits réservés. Description : Voici un terrifiant surhomme mythologique. (My Little Poney!!!)
  • Le thème omniprésent des surhommes évoque bien sûr l’idéologie nazie. Et le contraste Antiquité/futurisme peut aussi évoquer les ambitions contradictoires des régimes totalitaires, de se référer à l’Antiquité. C’était le cas d’Hitler et de Mussolini qui ont tous deux l’ambition de faire construire des colisées reproduits à l’identique, tout en faisant table rase du passé. Le fascisme italien choisit comme courant artistique de propagande le futurisme, pour incarner ses nouvelles idées.

Le thème de l’expérience scientifique menée par une armée pour développer une arme de destruction massive se trouve au début du manga, avec les expériences des nazis sur Santana. C’est bien sûr un thème (topos) inspiré de la bombe atomique. On le retrouve régulièrement dans de nombreux mangas et films d’animation. Notamment Tenkû no shiro Laputa [Le Château dans le ciel] d’Hayao Miyazaki en 1986, BTX de Masami Kurumada en 1994. Ou encore Baoh Raihôsha [Baoh le visiteur], une précédente série d’Araki publiée entre 1984 et 1985.

Ainsi, si ce passage du manga se déroule apparemment en Europe, il parle évidemment aussi – consciemment ou non – de l’Histoire du Japon.

Si les hommes du pilier qui ressuscitent peuvent représenter la montée des régimes totalitaires en Europe, on peut bien sûr également voir dans ces géants venus d’ailleurs des puissances étrangères attaquant le Japon. Cela évoque aussi un épisode bien plus ancien de l’Histoire japonaise. Celui des « navires noirs » et de l’ouverture brutale du Japon à l’Occident au début de l’ère Meiji (1868), après deux siècles d’isolationnisme total.

Le Japon, du fait de sa géographie insulaire, est un pays traditionnellement très isolationniste et protectionniste. La peur de l’invasion – militaire, commerciale ou culturelle – est un thème qui transparaît souvent à travers mangas. Par exemple Shingeki no Kyojin [L’Attaque des Titans] (2009-2021) de Hajime Isayama, où une population cloîtrée derrière un triple mur est attaquée par des colosses terrifiants. Est-ce un hasard, d’ailleurs, si Isayama insère dans son manga une référence à Battle Tendency, avec un personnage nommé Marco, comme le soldat fasciste ami de Caesar, et qui meurt d’une manière exactement similaire ?

Sur cette image un peu gore, Marco est coupé en deux et tombe lentement en tendant la main vers Caesar, tandis que les hommes du pilier s'en vont à l'arrière plan, sans lui jeter un regard. Ce type de morts inutiles, gores et très brutales sont un élément maintes fois réutilisés dans l'Attaque des Titan.
Source : JOJO’S BIZARRE ADVENTURE © 1986 by Hirohiko Araki / SHUEISHA Inc. Tous droits réservés. Description: Au cas où vous vous demandiez… Par « mort similaire », j’entends bien sûr « coupé en deux ».

Enfin, le climat apocalyptique de la fin de l’arc, où Cars semble être devenu tout puissant et où les combats s’enchaînent à un rythme effréné, apparemment sans espoir de victoire, peut bien sûr évoquer pour les lecteurs la catastrophe de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Toutefois – et contre toute attente – Joseph survit finalement à ces combats. Et l’arc se termine même sur une note légère avec l’épisode de son faux enterrement.

Le personnage face au cadre : Comment le héros incarne-t-il l’humanisme dont se réclame l’auteur?

Sur cette image, Joseph porte un casque d'aviateur et montre ses poings d'un air déterminé. Il est entouré de flèches rouges qui pointent dans sa direction. Ces flèches au design étrange, composées d'un enchaînement de petits triangles, sont apparues pour la première fois sur les couvertures de Ma-shônen BT.
Source : JoJonium © Hirohiko Araki & LUCKY LAND COMMUNICATIONS / SHUEISHA Inc. Tous droits réservés. Description : Joseph redessiné dans les années 2010 pour la couverture du JoJonium.

Ce qui vient contrebalancer ce cadre déprimant, pesant et obscur, c’est bien sûr le dynamisme, la personnalité flegmatique et le sens de l’humour du héros, Joseph JoestarParadoxalement, c’est l’un des arcs les plus sombres du manga qui possède le héros le plus joyeux. Cette idée se retrouve aussi avec le personnage de Jolyne dans le sixième arc. Même derrière les barreaux, l’héroïne est plus libérée que jamais, et parle sans complexe de sujets tabous comme de masturbation !

Ce refus des personnages de se laisser affecter par leur environnement peut aussi représenter une rébellion contre le conformisme. Puisqu’on sait qu’au Japon c’est normalement à l’individu de s’adapter à la société et de rentrer dans les rangs. Ici, la seule présence de Joseph Joestar parvient à donner finalement un ton léger à cet arc. C’est donc au contraire le personnage qui affecte son environnement.

Malgré la perte de son bras et – plus tragique – de son ami Caesar, la personnalité de Joseph ne semble pas s’être assombrie à la fin de l’arc, ni dans les arcs suivants. Il se distingue en cela de Jonathan, le héros précédent, qui semblait très formaté par son environnement et affecté par les remarques de son père. (Voir article sur Jonathan/Johnny.) En outre, c’est peut-être (avec Rôhan dans le quatrième arc) le seul personnage de la série qui parvient à échapper à son destin, puisqu’il survit alors que, comme on l’a vu dans le précédent article, les références au premier arc semblaient prédire sa mort.

Le triomphe de l’Homme face à son destin et face à son environnement est issu de l’humanisme du XVIe siècle, doctrine qui place l’Homme au centre de l’univers. Dans Manga in Theory and Practice. The craft of creating manga (2017), Araki se dit en effet inspiré par l’humanisme, et déclare que le thème principal de son manga est un hymne à l’humanité.

Un traitement trop léger de l’Histoire ?

On peut certes reprocher à ce second arc son ton trop léger au regard de la période traitée, et par moments son absence de condamnation morale. Notamment le désintérêt du héros pour les évènements historiques dont il est témoin. Joseph n’a aucun engagement politique et ne semble pas s’inquiéter outre mesure de la montée du totalitarisme en Europe. Egalement l’absence de mention du Japon au moment d’évoquer l’alliance politique entre l’Allemagne et l’Italie. Ou, plus grave, l’absence de condamnation du nazi Stroheim qui – bien que présenté comme très antipathique – rejoint finalement les héros pour combattre les hommes du pilier. Ce, sans pour autant renoncer à ses idées.

Le public occidental peut, avec raison, trouver gênant que le héros accepte l’aide d’un officier nazi, même si c’est pour combattre une autre menace plus immédiate. Le fait est que le Japon n’a pas eu la même politique mémorielle que nous concernant la Seconde Guerre mondiale en Europe, ce qui explique que les auteurs abordent parfois ce sujet trop à la légère. On peut penser également à Ring ni kakerô de Masami Kurumada, où toute l’équipe de boxe allemande est caricaturée en nazis ! Dans JoJo, le régime nazi est tout simplement traité comme le serait n’importe quelle petite dictature sud-américaine ou soviétique dans Tintin ou dans Spirou.

Toutefois, la morale que transmet ce manga est avant tout un message d’ouverture. L’auteur fait par exemple un choix audacieux en mettant en scène un héros qui, bien que de nationalité anglaise, vit aux Etats-Unis. Qui, on le sait, était le pays ennemi du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale, époque à laquelle se déroule l’histoire. Et qui est encore peu aimé dans les années 80.

Le spécialiste de l’étude des mangas Julien Bouvard explique dans sa thèse que les mangas des années 60 qui traitent de cette période possèdent en effet un seul point commun : leur anti-américanisme. Dans les mangas des années 1970-1980, également, les Américains n’ont pas toujours une image très positive. En particulier dans les mangas de sport, qui rappellent la guerre en mettant en scène des compétitions entre les pays. Ils sont souvent présentés comme des adversaires pas foncièrement méchants, mais toutefois condescendants, redoutables et fourbes, dont il faut se méfier. Notamment dans le manga de boxe Ring ni kakerô de Masami Kurumada, publié entre 1977 et 1981.

Araki est donc, à son époque, l’un des rares auteurs à présenter les Américains de manière positive. De plus – et contrairement au héros précédent, Jonathan, à qui les lecteurs avaient reproché sa passivité – Joseph Joestar possède cette fois toutes les caractéristiques du héros japonais de nekketsu. Il a le sens de l’humour, le sang chaud, tout en étant également altruiste et sensible sous ses airs de voyou. Un moyen, en somme, de dire que « les étrangers sont comme nous ».

Tout comme Dio dans la partie 1, Joseph incarne aussi une contestation de l’autorité. Il triche avec les règles dans les combats et il défie dans la rue des policiers véreux. La contestation de l’autorité incarnée par la police est d’ailleurs un thème récurrent du manga, qui se retrouve dans le sixième et dans le neuvième arc.

Rappelons au passage qu’Araki n’est pas le premier à mettre en scène un héros américain dans un manga. On peut par exemple citer Banana Fish (1985-1994) de la mangaka Akimi Yoshida – un manga riche en références à l’œuvre d’Hemingway et dont le protagoniste est le voyou américain Ash Lynx. Mais ce choix reste tout de même atypique par rapport à la grande majorité des mangaka de l’époque.

Conclusion sur l’arc de Battle Tendency:

Image du manga où Joseph et Caesar font une pose compliquée qui ressemble un peu à une danse
Source : JOJO’S BIZARRE ADVENTURE © 1986 by Hirohiko Araki / SHUEISHA Inc. Tous droits réservés. Description: Joseph et Caesar. Encore une pose compliquée, inspirée d’une gravure de mode !

Comme le remarque Frederico Anzalone, Battle Tendency, après l’explosion des cadres à la fin de l’arc précédent, est véritablement l’arc de l’ouverture sur le monde. Le héros voyage à travers plusieurs pays (les Etats-Unis, le Mexique, l’Italie, puis la Suisse) et rencontre plusieurs étrangers. On peut aussi noter la présence d’un personnage noir, le jeune garçon Smokey – élément assez rare dans un manga. Enfin, Joseph parvient à nouer une amitié avec Caesar, malgré les alliances politiques qui font des Etats-Unis et de l’Italie deux pays ennemis.

L’ouverture sur le monde se poursuit dans l’arc de Stardust Crusaders. Où les personnages principaux sont des représentants des quatre continents. Jôtarô et Kakyôin sont japonais, Joseph Joestar est américain, Abdul est égyptien, et Polnareff est français.

Enfin, l’arc de Battle Tendency est précurseur de nombreux mangas modernes. Les titans de Shingeki no kyojin rappelle un peu les hommes du pilier. Et le lien d’amitié/rivalité de Joseph et Caesar, ainsi que leur entraide lors de l’entraînement, est peut-être pour quelque chose dans l’amitié de Naruto et Sasuke, dans le manga de Masashi Kishimoto.

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Umeboshi : prune japonaise séchée et amer

Rédigé par Umeboshi

Rédactrice, Relectrice SEO, Community Manager, enfant prodige, passionnée d’univers gothiques, mangaphile, parle le japonais couramment, a rédigé une thèse de 80 pages sur JoJo’s Bizarre Adventure.


Bibliographie

ANZALONE Frederico, JoJo’s Bizarre Adventure. Le diamant inclassable du manga, Toulouse, Third Editions, 2019.

ARAKI Hirohiko, Manga in Theory and Practice. The craft of creating manga, San Francisco, VIZ Media, 2017 [Traduction anglaise de Nathan A. Collins].

BOUVARD Julien, Manga politique, politique du manga. Histoire des relations entre un medium populaire et le pouvoir dans le Japon contemporain des années 1960 à nos jours. Sous la direction de Jean-Pierre Giraud, Université Lyon III Jean Moulin, décembre 2010.

PINON Matthieu, LEFEBVRE Laurent, Histoire(s) du manga moderne 1952-2012, Paris, Ynnis Editions, 2019-2022.

Comments

2 réponses à “[ANALYSE] Manga et Histoire : à quoi sert le cadre de la Seconde Guerre mondiale dans Battle Tendency ?”

  1. […] l’arc qui contient le plus de références à Sherlock Holmes est sans aucun doute Battle Tendency. En effet, si le design et une part de la personnalité de BT se retrouvent dans le Dio de Phantom […]

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