On vous décrypte les références littéraires dans JoJo ! Comment A l’est d’Eden de John Steinbeck a inspiré les histoires de famille de Johnny Joestar dans Steel Ball Run !
Salut à tous ! Dans cet article inter-saisons, on se concentre sur les arcs de Phantom Blood, Battle Tendency… et surtout Steel Ball Run ! Il s’agit de comprendre comment le chef-d’œuvre de John Steinbeck A l’est d’Eden [East of Eden] publié en 1952, a influencé la série JoJo’s Bizarre Adventure, et plus spécialement le personnage de Johnny Joestar, le 7ème JoJo.
Dans Manga in Theory and Practice. The craft of creating manga, Hirohiko Araki cite ce roman de 600 pages comme l’une de ses sources d’inspiration principales pour son manga. C’est de là, notamment, que lui serait venue l’idée d’écrire une histoire qui se déroule sur plusieurs générations.[1]
Cependant, le changement de génération entre les deux premiers arcs est loin d’être le seul élément qu’il a repris! Toute une partie de la personnalité de Jonathan / Johnny Joestar provient en fait de ce roman. On retrouve aussi dans JoJo quatre des grandes thématiques d’East of Eden : l’héritage, l’affrontement des frères ennemis, le manichéisme et le poids du destin!
Qu’est-ce qu’East of Eden ? Rapide résumé :
Le principe est simple ! L’histoire se déroule sur deux générations et met en scène une famille où chaque génération semble condamnée à répéter le mythe d’Abel et Caïn. C’est un roman sur le thème du fratricide!
Pour chaque génération, on trouve une famille composée d’un père (qui est, à l’échelle de la famille, l’équivalent de Dieu), et de deux frères ennemis qui se battent pour obtenir son attention.
Il s’agit d’une interprétation psychologique de l’épisode biblique d’Abel et Caïn. Tout enfant aspire avant tout à être reconnu et aimé par son père. Mais cela le pousse obligatoirement à jalouser son frère, considéré comme un rival. Et, dans le cas extrême, à vouloir le tuer.
Deux frères ont donc toujours une relation conflictuelle, partagée entre admiration et jalousie mutuelles, entre instinct protecteur et envie de meurtre. Sur les deux générations, le roman met en scène deux paires de frères ennemis : Adam et Charles, puis Aron et Caleb (surnommé « Cal »).
Comment ces différents principes s’appliquent-ils dans JoJo’s Bizarre Adventure ? On vous répond en quatre mots-clés !
Mot-clé n°1 : L’héritage ! Comment est-on passé de Jonathan à Joseph, puis de Jonathan à Johnny Joestar ?
Première partie générale, que même les gens qui n’ont pas lu la partie 7 peuvent suivre. (No spoiler here!)
A) De Jonathan à Joseph. Le passage des générations dans l’univers de base : la dimension de cycle et de progrès !
Araki se montre plus ambitieux que Steinbeck ! En effet, son manga ne se déroule pas sur deux, mais sur six générations. (Et de plus, il change radicalement de personnages à chaque fois. Dans East of Eden, le héros principal restait présent à la seconde génération, et passait simplement du rôle de frère à celui de père.)
JoJo’s Bizarre Adventure reprend bien sûr l’idée d’héritage et de transmission qui est exprimée dans East of Eden au moment du passage à la seconde génération, au milieu du roman : « You’re going to pass something down no matter what you do or if you do nothing. […] Something will grow. » [2] (« Quoi que vous fassiez, quoi que vous refusiez de faire, vous transmettrez la flamme. » [3])
Cette notion d’héritage évoque d’abord une idée de progression. (Présente dans certains aspects d’East of Eden : la seconde génération a par exemple un niveau de vie plus élevé que la première.) Mais ce roman est aussi et avant tout une histoire cyclique, où les enfants répètent inévitablement les erreurs de leurs parents.
On a donc à la fois une idée de progression et de répétition dans East of Eden. Deux notions qui se retrouvent à plusieurs reprises dans JoJo’s Bizarre Adventure.
Le second arc, Battle Tendency, est par exemple construit en miroir par rapport au premier :
Dans les deux arcs, l’histoire tourne autour d’un objet en pierre, magique et convoité (le masque de pierre, puis la pierre rouge d’Aja). Le héros rencontre un maître qui lui apprend à se battre. Il suit pour cela une phase d’entrainement, avec à chaque fois un exercice qui implique un verre (de vin dans le premier arc, et d’eau dans le second).
Enfin, l’auteur met à chaque fois en scène une « fausse fin » qui précède la vraie. Dans Phantom Blood, on a une fausse fin heureuse : Jonathan croit avoir vaincu Dio, il épouse sa bien-aimée Erina [4] et part en voyage de noces. Mais elle est immédiatement suivie d’une fin tragique, puisque notre héros trouve finalement la mort au cours de ce voyage. Dans Battle Tendency, c’est l’exact inverse : si l’auteur fait d’abord croire que Joseph meurt, c’est seulement pour le faire revenir à l’improviste alors que sa famille était déjà réunie pour son enterrement!
On peut aussi noter le personnage de Caesar, qui semble être une version de Dio qui aurait finalement bien tourné. Outre le fait que c’est son sosie et qu’il joue lui aussi le rôle de l’ami/rival par rapport au héros, on apprend lors de son flash-back que, comme Dio, il détestait son père et s’était juré de le tuer. Cependant, alors qu’il semblait bien parti pour devenir un petit voyou et le rester, son père s’est sacrifié pour lui sauver la vie. Et c’est cet événement qui l’a ramené à la raison et sur le droit chemin.
Quizz : Dio et Caesar se ressemblent comme deux gouttes d’eau… Saurez-vous les différencier sur ces images ??
B) De Jonathan à Johnny Joestar ! La transition saison 1 / saison 7
Mais à propos de logique cyclique, les exemples les plus flagrants sont bien sûr les arcs de Steel Ball Run, JoJolion et The JoJolands, qui se déroulent dans un univers parallèle et sont respectivement des reprises des premier, quatrième et cinquième arcs. Johnny Joestar est donc l’équivalent dans un autre monde de Jonathan.
Ce principe peut rappeler les comics américains, qui situent parfois leurs histoires dans des univers parallèles pour pouvoir développer différentes possibilités de scénarios. Ou encore l’idée bouddhiste des réincarnations, selon laquelle une personne peut vivre plusieurs vies complètement différentes. L’enjeu est en tout cas particulièrement difficile, car il s’agit d’innover malgré tout et et de continuer de surprendre le lecteur, en évitant l’effet « remake ».
Quel est l’intérêt d’un tel exercice ? Un premier avantage est de jouer sur la connivence des lecteurs (heureux de retrouver des personnages qu’ils connaissent) et sur leurs attentes (qui peuvent être utilisées pour mieux surprendre, en orientant cette fois l’histoire dans une direction totalement opposée). Un second est bien sûr pour l’auteur de montrer qu’il a progressé, en redessinant la même histoire de manière différente et dans un style amélioré. Il compare d’ailleurs cette période de sa carrière à la Renaissance italienne, qui réinvente l’Antiquité.
Mais ce système de références permanentes aux arcs précédents permet aussi de donner à ceux-ci une dimension de mythe à l’intérieur de l’œuvre. C’est un moyen particulièrement intéressant de bâtir une saga. Le duo de frères du premier arc (Jonathan et Dio) fait d’ailleurs directement référence au roman de Steinbeck (avec Adam et Charles), qui se réfère lui-même à un mythe biblique (l’épisode d’Abel et Caïn). Le jeu des références permet donc de fonder la série sur un mythe ancien, commun aux trois religions monothéistes et de lui donner ainsi une dimension universelle.
Dans la Genèse, le mythe d’Abel et Caïn sert à expliquer l’origine des guerres et des conflits parmi les Hommes. Et dans JoJo’s Bizarre Adventure, en effet, le conflit entre les deux frères est à l’origine de tous les affrontements qui se déroulent pendant le reste de la série !
Bien ! Nous avons donc établi comment on arrivait à Steel Ball Run et à Johnny Joestar. Il est temps maintenant d’aborder son histoire…
Mot-clé n°2 : Le drame ! Le mythe d’Abel et Caïn, de Jonathan et Dio à Johnny Joestar et Nicholas
Les deux arcs les plus inspirés d’East of Eden sont certainement Phantom Blood et Steel Ball Run. (Ce dernier reprend même le cadre complet du roman, puisqu’il se déroule aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle, chez de riches propriétaires terriens.)
On peut aussi remarquer que Phantom Blood s’inspire plutôt de la première génération du roman (Adam et Charles), tandis que Nicholas et Johnny Joestar rappellent plutôt Aron et Cal Trask, le duo de frères de la seconde génération.
! SPOILER ALERT !
Comme je viens de le spécifier, on va parler en détails de Steel Ball Run, et en particulier du flash-back de Johnny Joestar. Si vous n’avez pas encore lu Steel Ball Run, votre aventure s’arrête ici !
Comparaison des flash-backs ! Jonathan Joestar VS Johnny Joestar !
Acte I du drame : La scène de la table
Dans Phantom Blood, on trouve une famille qui reprend exactement le schéma de Steinbeck : un père distant (les enfants le vouvoient) et deux frères rivaux (Jonathan et Dio). Comme on l’a déjà remarqué dans un article précédent, le placement des personnages à table illustre parfaitement cette hiérarchie. [5] (Le père se trouve en bout de table et les enfants sont placés l’un en face de l’autre, éloignés de deux chaises par rapport à lui.)
Comme Charles dans East of Eden, Dio, qui est meilleur en tout, semble être le préféré. Et, comme dans le roman, le père établit une sorte de compétition entre les enfants, en les comparant systématiquement.
Ainsi, Jonathan pense que son père ne s’intéresse pas à lui et s’imagine même que, s’il venait à mourir, il n’y aurait personne pour le pleurer :
Sabishii yo ……..Aa, boku wa kô shite, kanashimi no mama namida de bunure ni natte shinde ikunda. Demo dare mo boku no nakigara wo mite mo, naite kurenai darô na…. Tameiki-gurai tsuite kureru kana
Hirohiko Araki, JoJo’s Bizarre Adventure, JoJonium (t.1). 2013, Shueisha, p.43.
[Je me sens si seul… Ah, si ça continue, je vais me vider de mes larmes et mourir. Mais il n’y aura sûrement personne pour pleurer sur ma dépouille… Peut-être qu’ils daigneraient pousser un soupir ?]
…Mais, ne vous inquiétez pas : deux secondes plus tard il a trouvé du chocolat et il était de nouveau joyeux!
A présent que nous sommes tous rassurés sur le sort de Jonathan, étudions le cas de Johnny Joestar…
Jusque-là, l’arc de Steel Ball Run semble rejouer le premier :
Le Jonathan local est surnommé « Johnny » – par tout le monde excepté son père – et n’a pas pour frère Dio, mais un dénommé Nicholas, qui est plus grand et plus doué que lui.
Si la mère est cette fois présente (on la voit lorsque la famille est réunie à table [6]), elle ne prend pas une seule fois la parole et n’a pas de rôle dans l’histoire. On retrouve donc bien le schéma d’un père avec deux enfants.
On assiste à nouveau à la scène du premier arc où Johnny est viré de table et s’enfuit en pleurant, cette fois-ci non pas dans sa chambre, mais dans le jardin. Si la table est cette fois d’une longueur normale, l’emphase est tout-de-même mise sur l’autorité du père. Son design est plus imposant que dans Phantom Blood, et son expression plus indéchiffrable.
Même s’il ne l’est peut-être pas en réalité, le père est toujours, selon le schéma dessiné par Steinbeck, vu par son fils comme autoritaire et distant – à l’image de Dieu. On peut d’ailleurs voir que Johnny tremble sans raison lorsque son père s’adresse à lui.
Dans cette nouvelle version où la scène s’étend sur cinq pages au lieu de deux, l’auteur semble avoir cherché à la dramatiser au maximum. Il laisse au milieu du dialogue des cases sans texte qui ralentissent le rythme et permettent de créer du suspense. Ces cases mettent l’accent sur les expressions muettes des personnages, ce qui donne aussi l’impression que la scène se déroule dans un silence pesant.
Si dans les deux arcs on trouve une case où le père se lève brusquement en frappant sur la table, le septième arc dramatise beaucoup plus ce geste autoritaire. L’auteur y consacre une case entière où la main qui s’abat sur la table est montrée en gros plan. [7] (Ce n’était pas le cas dans Phantom Blood, où le père était vu en plan rapproché coupé à la taille.)
Voilà l’extrait en question (de droite à gauche) :
Description : Ce dernier plan rompt brusquement avec les précédents (presque tous des plans rapprochés coupés aux épaules ou à la taille), illustrant ainsi la rupture dans le dialogue. Et la case est située à gauche en fin de page, soit juste avant que le lecteur tourne la page. On ignore donc ce qui va se passer ensuite, ce qui provoque une sorte de stress chez le lecteur.
Enfin, là aussi, même s’il ne le déteste pas et l’admire au contraire, Johnny Joestar pense que son père préfère son frère, au point qu’il demande même s’il a été adopté : « Niisan wa nani wo yatte mo jôzu da na. Boku wa chigau ie no ko kana ? Zenzen nitenai » [8] [« Grand frère, quoi que tu fasses, tu réussis toujours tout. Est-ce que j’ai été adopté ? On ne se ressemble pas du tout »].
Drame Acte 2 : Le choix du père !
Dans Phantom Blood, la situation se résout naturellement lorsque le père, au moment de mourir, déclare qu’en réalité il a toujours préféré Jonathan et que c’est pour cette raison qu’il était plus sévère avec lui : « Watashi ga warukatta no da……. Jitsu no musuko yue ni, omae wo kibishiku kyôiku shita keredo, Dio no kimochi kara suru to kaette fubyôdô ni kanjita no ka mo shirenai….. » [9] [« C’est moi qui étais en tort… Je t’ai donné une éducation plus sévère parce que tu es mon vrai fils, mais Dio a dû ressentir cela comme une sorte de discrimination… »].
…Exactement à l’instar de Cyrus Trask dans le roman de Steinbeck, qui, après avoir passé des années à ne complimenter que Charles et à réprimander Adam, déclare finalement à ce dernier : « Does that answer your question ? I love you better. I always have. […] Else why would I have given myself the trouble of hurting you ? » [10] (« Cela répond-il à ta question ? Je t’aime mieux. Sans cela, pourquoi me serais-je donné la peine de te faire du mal ? » [11])
« Logique! Qui aime bien châtie bien!«
(Non, c’est toujours pas ça la traduction…)
Jonathan est donc sorti vainqueur de cette compétition pour la préférence du père. Il se range du côté de la lumière, puisqu’il décide de devenir quelqu’un de bien à l’image de son père. Tout est bien qui finit bien ! (Enfin, je crois…)
Mais passons maintenant à la version où ça foire ! Pendant ce temps-là, qu’en est-il de Johnny Joestar??
Il n’en va pas de même dans Steel Ball Run. La mort de Nicholas dans un accident n’a fait que renforcer la préférence qu’à pour lui son père, qui a d’ailleurs conservé sa chambre à l’identique et refuse qu’on y touche.
Malgré tous les titres qu’il a remportés en compétition, Johnny ne parvient toujours pas à obtenir l’attention de son père. Celui-ci lui reproche en effet d’être toujours second (« Omae wa Dio ni katta koto sae nai darô. Nicholas nara… Anna yatsu yori zutto ue datta… » [12] [« Tu n’as jamais gagné une seule fois contre Dio, n’est-ce pas ? Nicholas, lui… a toujours été bien au-dessus de ce type… »]) et finit même par déclarer au cours d’une dispute : « Oo… Kami yo… Anata wa…. Tsureteiku kodomo wo machigaeta…..» [13] (« Oh… Seigneur… Vous vous êtes trompé d’enfant, lorsque vous me l’avez repris… »).
L’histoire rappelle donc cette fois-ci plutôt celle de la seconde génération de la famille Trask, où, après tous les efforts de Caleb pour être aimé par son père, celui-ci rejette finalement son cadeau en disant : « I would have been so happy if you could have given me – well, what your brother has » [14] (« J’aurais été si heureux si tu avais pu me donner… ce que m’a donné ton frère… » [15]).
Chassé de la maison de son père (tout comme Caïn dans la Bible est chassé par Dieu et doit s’enfuir au pays de Nod, à l’est d’Éden), Johnny part dépenser sa fortune en plaisirs et finit par perdre l’usage de ses jambes suite à une bagarre stupide. Ainsi, le personnage que les lecteurs découvrent au début de l’arc est une sorte d’anti-héros, égoïste et assez pathétique, qui n’a rien à voir avec le Jonathan du premier arc.
Ce n’est qu’au tome 10, au moment de son flash-back (au cours duquel le personnage révèle d’ailleurs pour la première fois son vrai nom), qu’ils comprennent qu’il s’agit bien au départ du même personnage. Cependant, puisqu’il n’a pas vécu les mêmes expériences, Johnny Joestar a évolué de manière radicalement différente. Et l’une des variables déterminantes qui ont changé dans son éducation est bien sûr l’attitude de son père envers lui.
Les lecteurs sont parfois étonnés devant un changement aussi radical, mais en réalité l’auteur ne fait qu’appliquer la logique développée par Steinbeck dans East of Eden, selon laquelle un enfant devient ce que son père voit en lui. Johnny, comme Cal, ne se conduit bien que pour plaire à son père. Il n’a aucune raison de poursuivre dans cette voie si ses efforts ne sont pas récompensés.
Le flash-back de Johnny Joestar reprend en outre indirectement le thème du fratricide (thème principal d’East of Eden), puisque le personnage se considère responsable de la mort de son frère. Cependant, l’histoire de la souris adoptée puis menacée de mort évoque plutôt un autre roman célèbre de Steinbeck : Of Mice and Men (Des souris et des Hommes). Dans ce roman comme dans le manga, on passe brutalement d’un incident jugé mineur à un drame : de la mort de souris à celle d’une personne.
Ainsi, on peut presque identifier les personnages de ces flash-backs à ceux d’East of Eden :
Jonathan serait Adam : le frère passif et trop gentil.
(Regardez-moi cette tête de victime… On a trouvé Adam !)
Résumé de la vie d’Adam : Adam a un père toxique, un frère toxique… puis il épouse une femme toxique!
Interview d’Adam au sujet de son frère Charles :
Was he nice ? « Very nice. […] He was my only brother »
Did he like you ? « Sometimes I thought he loved me. He tried to kill me once. »
John Steinbeck, East of Eden, Londres, Penguin Books, 1992, p.373 ; p.378.
[Il était très gentil ? -Très gentil. […] C’était mon frère.
Vous aimait-il ? -Je l’ai cru parfois. Une fois, il a essayé de me tuer.]
John Steinbeck, A l’est d’Eden, Paris, Le Livre de Poche, 2008, p.496 ; p.503. Traduction de Jean-Claude Bonnardot.
Dio serait Charles : le frère jaloux et violent !
(Le fou-furieux. Vous vous rappelez l’histoire de la hachette dans mon article précédent ? Bah voilà : c’était lui !)
Interview de Charles sur son frère Adam :
« The poor bastard » [Ce pauvre type !]
John Steinbeck, East of Eden, Londres, Penguin Books, 1992, p.127.
Johnny serait Caleb : le tourmenté.
(Que dire de Caleb ? Il ne l’a peut-être pas fait exprès, mais c’est un peu sa faute si tout le monde meurt à la fin du livre… Ce n’est pas grave, j’aime les fins dramatiques !)
Quelques mots sur son frère Aron :
« Let me be like Aron. Don’t make me mean. […] If you make everybody like me, why, I’ll give you anything in the world, and if I haven’t got it, I’ll go for to get it. »
John Steinbeck, East of Eden, Londres, Penguin Books, 1992, p.380.
[Faites que je sois comme Aron. Ne me faites pas méchant. […] Faites que tout le monde m’aime, et je vous donnerai n’importe quoi au monde. Si je ne l’ai pas, j’irai le chercher.]
John Steinbeck, A l’est d’Eden, Paris, Le Livre de Poche, 2008, p.506. Traduction de Jean-Claude Bonnardot.
Nicholas serait Aron : le frère parfait. (Et mort.)
Difficile de l’interviewer : il est mort !
…Et voilà : on a un casting d’enfer pour la prochaine adaptation d’East of Eden ! (Bonne chance à Johnny qui reprend le rôle de James Dean dans la version de 1955…) Quoique, en termes d’adaptations, je vous conseille plutôt celle de 1981 qui est beaucoup plus fidèle et qui a l’avantage d’adapter l’intégralité du roman.
Ajoutons que, dans le roman, les personnages de la première génération sont caractérisés par les cadeaux qu’ils offrent à leur père pour son anniversaire : Charles offre un couteau, et Adam un chien. Or – coïncidence ou non – ce sont exactement les mêmes éléments que l’on retrouve sur la couverture du tome 1 de Phantom Blood, où Dio tient un couteau et Jonathan est avec son chien Danny :
Mot-clé n°3 : Le manichéisme ! Comment distinguer le bien du mal ?
A travers ces personnages, le roman de Steinbeck met en place un jeu d’ombre et de lumière inspiré de la logique chrétienne. A chaque génération en effet, parmi les deux frères, l’un est bon et l’autre est mauvais. Dans JoJo’s Bizarre Adventure, ce schéma est peut-être à l’origine du manichéisme des premiers arcs.
Mais le manichéisme de Steinbeck est toujours nuancé, car l’excès de qualités peut également devenir un défaut. Ainsi, la pureté et la foi religieuse d’Aron s’apparentent souvent à de la bêtise ou de l’intolérance. Quant à Adam, son calme et son insouciance le rendent irresponsable et négligent.
Le lecteur peut en outre juger des deux camps. Dans les deux premières parties, l’histoire lui est raconté du point de vue d’Adam (qui porte un nom en A comme Abel). Mais, dans les deux autres, on suit plutôt Caleb (qui a un nom en C comme Caïn). Ce dernier est alors plus attachant qu’Aron, que l’on voit seulement en point de vue externe. Si le duo de la première génération (Adam et Charles) semble plus manichéen, Adam reconnaît tout de même que la jalousie et la méchanceté de son frère ne sont dues qu’à la rivalité malsaine que leur père a instaurée entre eux.
Ainsi, dans la logique de Steinbeck, le frère qui est le préféré du père est toujours à la lumière. Et celui qui est dans l’ombre l’est uniquement parce qu’il est délaissé. Cet équilibre entre l’ombre et la lumière peut donc s’inverser à tout moment, pour peu que le père décide sur un caprice de changer de préféré.
On retrouve – de manière moins radicale – cette idée d’inversion dans le manga, puisqu’on a vu que Johnny Joestar est une version moins vertueuse de Jonathan, tandis que des personnages comme Diego, ou même Caesar, sont des avatars de Dio plus gentils. (La différence de personnalité de Caesar par rapport à Dio est d’ailleurs également due au changement de comportement de son père envers lui.)
Comment échapper à cette logique ? Mot-clé n°4 : Le destin !
Comment s’exprime le destin respectivement dans le roman de Steinbeck et dans JoJo ?
Dans East of Eden, le destin des personnages est gravé dans leurs noms dès le début. Chaque paire de frère (Adam et Charles ; Aron et Cal) possède en effet des noms en A et C, comme Abel et Caïn.
Les personnages sont donc prédestinés par un jeu de références systématiques à une histoire préexistante. Pour la seconde génération, il s’agit d’un référencement à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’œuvre. Aron et Cal sont en effet associés à la fois à Adam et Charles (dans la première moitié du livre), et à Abel et Caïn (dans la Bible).
Ainsi, les personnages de la seconde génération sont systématiquement comparés à ceux de la première. On dit par exemple à Cal qu’il ressemble à Adam sur le plan du physique, et à Charles sur celui de la personnalité – au point qu’en le voyant, les gens qui l’ont connu croient revoir le fantôme de Charles !
De même, Adam dans la deuxième moitié du livre reprend inévitablement le rôle de son père, qu’il détestait pourtant. En établissant à son tour un régime de préférences entre ses enfants, il reproduit inconsciemment la même erreur que lui – erreur qu’il semblait pourtant avoir comprise et qu’il était donc censé pouvoir éviter! (Voilà, en fait heureusement dans Phantom Blood que Jonathan est mort, parce qu’il serait devenu un connard comme son père, qui fait du favoritisme entre ses enfants…)
Araki reprend, dans les arcs de Battle Tendency et Steel Ball Run, cette conception du destin fondée sur la prédestination et sur l’idée que l’histoire se répète. Dans Battle Tendency, Speedwagon semble persuadé que Joseph va mourir jeune comme tous les hommes de sa famille avant lui. Et le système de références mis en place dans Steel Ball Run conduit l’histoire à reproduire une à une les étapes du premier arc… Ce qui devrait donc mener inévitablement le héros à sa mort !
Quizz : Joseph et Jonathan sont de véritables sosies ! Saurez-vous les reconnaître sur chacune de ces images ??
Mais le mangaka ne s’arrête pas là et développe au cours de la série de nombreux autres concepts en lien avec le destin :
- Les prophéties (orales ou dessinées) dans les arcs 1 et 3.
- La « gravité » dans les arcs 1, 4 et 6. (Gravité : Idée que deux personnes sont liées par le destin et vouées à se rencontrer. On peut inclure dans ce concept la règle édictée dans le quatrième arc, selon laquelle les manieurs de stands sont attirés les uns vers les autres et finissent toujours par se rencontrer.)
- Le caractère inéluctable du destin dans le quatrième arc. (Même si l’on recommence cent fois l’histoire pour le changer, il finit toujours par se réaliser.)
- La prédestination et la chance dans le cinquième arc.
- Le hasard et les coïncidences absurdes dans le sixième.
- L’équilibre entre bonheur et malheur dans le septième.
- L’ « échange équivalent » dans le huitième. Définition : Ces deux derniers concepts sont fondés sur l’idée superstitieuse qu’une personne doit payer le prix de son bonheur par une dose de malheur équivalente, reportée soit sur d’autres personnes dans une autre partie du monde (équilibre du bonheur et du malheur), soit sur un autre objet qui lui est cher (échange équivalent).
Certains de ces concepts, comme l’équilibre du bonheur et du malheur, ou encore l’idée que la rencontre de deux personnes est due au destin, sont inspirés des principes du bouddhisme, dont la société japonaise est très imprégnée.
Mais alors, lesquels de ces concepts retrouve-t-on dans le flash-back de Johnny Joestar?
Le flash-back de Johnny Joestar reprend le concept du hasard développé dans la sixième partie, et préfigure aussi l’échange équivalent qui ne sera véritablement défini que dans la huitième.
Le hasard est bien présent dans ce flash-back, puisque c’est par une coïncidence improbable que la souris de Johnny se retrouve sur le passage du cheval de son frère et provoque son accident.
L’échange équivalent est quant à lui visible à travers le jeu des références. Dans le premier arc, en effet, le destin de Danny (qui n’était alors pas une souris, mais un chien) était de mourir brûlé vif dans un four. Johnny tente cette fois de sauver son animal et désobéit pour cela à son père, qui lui avait ordonné de le noyer. Mais le sauvetage de la souris entraîne la mort du frère, puisque Danny, resté en vie, sera la cause de son accident. Sans le vouloir, Johnny Joestar a donc échangé la vie de sa souris domestique contre celle de son frère. Et inauguré à ses dépens le principe de l’échange équivalent.
Le suspense qui se met en place dans le roman comme dans le manga est donc le suivant : les personnages seront-ils capables de déjouer les règles implacables du destin ? L’arsenal de concepts développé par Araki a visiblement pour but de complexifier progressivement ce jeu et, à partir du cinquième arc, il introduit à chaque arc un nouveau concept.
…Conclusion !
L’influence d’East of Eden dans JoJo’s Bizarre Adventure est visible non seulement dans la structure de l’histoire, mais aussi à travers les grandes thématiques de l’œuvre. Ou encore dans la psychologie des personnages. Johnny Joestar est sans doute l’un des personnages les plus complexes de la série, et il doit en partie cela à l’influence de Steinbeck.
Comme il l’avait déjà fait pour la littérature gothique, l’auteur ne se limite donc pas à de simples références, mais va jusqu’à reprendre et appliquer dans son manga les principes fondamentaux sur lesquels est bâti le roman dont il s’inspire. Et ce, en mélangeant les influences les plus diverses et les plus inattendues. Le premier arc de la série combine ainsi de manière intéressante le réalisme psychologique de Steinbeck avec le gothique fantastique de Stocker.
Notons tout de même qu’East of Eden n’est pas sa seule source d’inspiration pour développer une histoire qui se déroule sur plusieurs générations :
Araki dit aussi avoir été marqué par une adaptation de Roots : The Saga of an American Family [Racines] d’Alex Haley, qui raconte l’histoire d’une famille afro-américaine depuis le XVIIIème siècle, sur sept générations et en insistant sur la transmission de la mémoire familiale. Ainsi que par le manga Captain d’Akio Chiba, où plusieurs capitaines se succèdent pour mener à la victoire une équipe de baseball.
Dans l’arc de Battle Tendency [16] il insère aussi une référence à Master of the Game [Maîtresse du jeu], le best-seller de Sydney Sheldon publié en 1982 :
Ce roman raconte comment une riche famille a fondé son entreprise et bâti sa fortune à travers quatre générations. On y retrouve donc la dimension de progrès, à travers l’idée de fonder une puissante dynastie. Et, comme East of Eden, le roman met en scène des sœurs jumelles ennemies, dont l’une – la dangereuse Eve Blackwell – a tenté d’assassiner sa sœur à plusieurs reprises depuis l’âge de cinq ans, ruine systématiquement ses relations amoureuses, veut la faire accuser de ses propres fautes et conspire pour s’emparer de son héritage.
Manipulatrice, séductrice et prête à tout pour réussir, ce personnage est aussi un archétype de la femme fatale. Dans une interview publiée à la fin du troisième tome du JoJonium [17] Araki déclare au sujet de Dio que l’élément le plus important d’un antagoniste est sa capacité d’emprise sur les autres : le roman de Sheldon, centré sur des jeux de manipulation et de pouvoir, l’a peut-être inspiré pour développer cet aspect de son personnage.
Pourquoi raconter une histoire sur plusieurs générations ?
Sheldon utilise le passage des générations pour raconter une success story, l’amoncellement progressif d’une fortune, puis les conflits autour de l’héritage. Haley s’intéresse surtout au thème de la mémoire, à l’importance de garder un lien avec ses origines et de conserver le souvenir de ses ancêtres. Steinbeck joue quant à lui sur le poids du passé et des secrets de famille, pour développer une histoire qui se dirige inexorablement vers le drame.
On peut s’étonner finalement qu’Araki mise assez peu sur les histoires de conflits ou de secrets familiaux, alors que son sujet semble pourtant s’y prêter à merveille… On en trouve bien dans le premier, le second ou encore le huitième arc, mais ce ne sont pas toujours des intrigues de premier plan. Et dans les arcs centraux, les liens entre les membres de la famille sont assez peu développés : Jôsuke, Jolyne et Giorno vivent à la même époque mais ne se rencontrent jamais !
Dans ce manga, il semble que le passage des générations soit surtout un moyen de changer radicalement de cadre à chaque arc. Plutôt donc à la manière de Zola qui, dans la série des Rougon-Macquart, situe chaque membre de la famille dans un environnement et un milieu social différent.
A bientôt dans de prochains articles !
To be continued…
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Rédigé par Umeboshi
Rédactrice, Relectrice SEO, Community Manager, enfant prodige, passionnée d’univers gothiques, mangaphile, parle le japonais couramment, a rédigé une thèse de 80 pages sur JoJo’s Bizarre Adventure.
Solutions des jeux
Notes
[1]
« Many stories involve a shift from one protagonist to the next, while what’s important carries on. We see this in works ranging from Steinbeck’s East of Eden […] to Akio Chiba’s manga Captain […] When I killed Jonathan in part one, some people said, « Can you do that? What happens to the story now? » But I thought back to East of Eden and Captain and took heart. » Hirohiko Araki, Manga in Theory and Practice. The Craft of Creating manga. [Traduction de Nathan A. Collins] San Francisco, Viz Media, 2017, p.102.
[2]
John Steinbeck, East of Eden, Londres, Penguin Books, 1992, p.216.
[3]
John Steinbeck, À l’est d’Eden, Paris, Le Livre de Poche, 2008, p.287. Traduction de Jean-Claude Bonnardot.
[4]
Ce prénom est habituellement retranscrit par « Erina » dans les traductions car on le voit orthographié ainsi sur une image du manga. (Lorsque Jonathan l’écrit sur un arbre.) Mais il pourrait tout aussi bien s’agir d’une prononciation japonaise du prénom anglais « Eleanor », qui aurait été mal orthographié par l’auteur. Bien que plus rare qu’Eleanor, le prénom Erina existe bien et serait d’origine irlandaise. On peut cependant se demander comment Araki aurait eu connaissance d’un prénom étranger aussi rare. Alors qu’il aurait pu entendre le prénom « Eleanor » dans la chanson des Beatles « Eleanor Rigby », souvent citée par les fans comme la référence musicale du personnage d’Erina.
L’autre prénom irréaliste du début du manga est « Dio ». (Choisi car il renvoie au chanteur de metal Ronnie James Dio et signifie « Dieu » en italien.) On trouve néanmoins dans le film Quatre mouches de velours gris de Dario Argento un personnage surnommé « Dio » (diminutif du prénom italien « Diomede », issu du grec « Diomède »). Bien que peu courant et considéré dans le film comme assez ridicule, il semble donc que « Dio » soit en fait un diminutif relativement plausible, pour un personnage d’origine italienne.
[5]
Hirohiko Araki, JoJo’s Bizarre Adventure, JoJonium (t.1). 2013, Shueisha, p.41. Note : Pour Phantom Blood, tous les numéros de pages seront donnés dans la collection JoJonium.
[6]
Hirohiko Araki JoJo’s Bizarre Adventure. Steel Ball Run. (t.10). Tôkyô, Shueisha, 2006, p.120.
[7]
Ibid. p.123.
[8]
Ibid. p.130.
[9]
Phantom Blood. Op. cit. (t.2) p.16.
[10]
East of Eden. Op. cit. p.30.
[11]
À l’est d’Eden. Op. cit. p.42.
[12]
Steel Ball Run. Op. cit. p.138.
[13]
Ibid. p.142.
[14]
East of Eden. Op. cit. p.543.
[15]
À l’est d’Eden. Op. cit. p.711.
[16]
Le cinquième chapitre de cet arc était originellement nommé « Game no Tatsujin » d’après le titre du roman lors de sa parution dans le Shônen Jump, avant d’être changé lors de la publication définitive en manga.
[17] JoJonium. Op. cit. (t.3) p.343.
Bibliographie
Œuvre étudiée
ARAKI Hirohiko, JoJo’s Bizarre Adventure. Phantom Blood. In: JoJonium (t. 1-2-3), Tôkyô, Shûeisha, 2013.
ARAKI Hirohiko, JoJo’s Bizarre Adventure. Battle Tendency, Tôkyô, Shûeisha.
ARAKI Hirohiko JoJo’s Bizarre Adventure. Steel Ball Run (t.10), Tôkyô, Shûeisha, 2006, pp.120-147. (Flash-back de Johnny Joestar)
Roman du corpus
STEINBECK John, East of Eden, Londres, Penguin Books, 1992.
STEINBECK John A l’est d’Eden, Paris, Le Livre de Poche, 2008. Traduction de Jean-Claude Bonnardot.
Ouvrage théorique
ARAKI Hirohiko, Manga in Theory and Practice. The craft of creating manga, San Francisco, VIZ Media, 2017 [Traduction anglaise de Nathan A. Collins].
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