Dans cet article, on s’attaque à une composante des mangas difficilement traduisible et qui reste souvent obscure pour le public français : les onomatopées japonaises. On vous a peut-être déjà dit que des mangas comme Hokuto no Ken (Ken le survivant) et JoJo’s Bizarre Adventure sont célèbres pour leur emploi atypique des onomatopées. Cependant, sans plus d’explications, vous n’avez d’autre option que de croire ces informations sur parole…

On se propose donc de vous expliquer comment fonctionnent les onomatopées japonaises dans le manga shônen. Comme la bande-son dans un film, les onomatopées des mangas peuvent être basiques et refléter simplement les bruits que l’on entend dans l’histoire. Ou bien, elles peuvent être maniérées : produire des sons bizarres, trop forts ou exagérés qui viennent souligner ou dramatiser l’action qu’elles accompagnent. Cela rappelle aussi les bruitages au théâtre qui, comme le jeu d’acteur, sont souvent démesurés. Enfin, les onomatopées japonaises participent à l’humour : des onomatopées amusantes donnent un manga au ton décalé.

Dans cet article, on prendra comme exemples les premiers chapitres des trois mangas shônen précédemment étudiés : Saint Seiya (Les Chevaliers du Zodiaque) de Masami Kurumada, qui est un exemple d’usage classique des onomatopées, puis Hokuto no Ken (Ken le survivant) et JoJo’s Bizarre Adventure, pour comprendre en quoi leur usage des onomatopées japonaises est novateur.

Onomatopées japonaises VS onomatopées françaises

Les onomatopées françaises ne traduisent que des sons factuels contrairement aux japonaises. Tandis qu’en japonais, les onomatopées peuvent aussi exprimer un sentiment, une émotion ou simplement une ambiance. C’est ce qu’on appelle des « gitaigo ».

Plus généralement, les onomatopées japonaises ne se réduisent pas à l’expérience auditive : elles peuvent aussi traduire des impressions visuelles, sensorielles ou olfactives. Par exemple, « pika pika » ou « kira kira » désigne quelque chose qui brille ou scintille.

Exemples d’onomatopées de type gitaigo :

  • « Niko » correspond à un sourire, « doki doki » au cœur qui bat, « waku waku » à l’enthousiasme. Ces onomatopées liées aux émotions sont très employées dans les mangas shôjo.
  • Les fameux « go go go » et « do do do » très présents dans les mangas shônen ne correspondent à aucun son précis et servent à souligner un moment de tension. Elles traduisent le suspense ou une menace latente. Elles contribuent donc plutôt au rythme de l’histoire.

Notons qu’à l’origine, « do do do » exprimait plutôt le bruit d’un grondement souterrain provoqué par les pouvoirs d’un personnage. C’est dans JoJo’s Bizarre Adventure, puis dans des mangas qui s’en sont inspirés, qu’il se met à désigner une tension surnaturelle. Le sens des onomatopées évolue donc avec le temps.

Saint Seiya : l’emploi classique des onomatopées japonaises

L'onomatopée "go go go" est souvent écrite verticalement, avec une gradation dans la taille du caractère "go", pour montrer que le son devient plus fort et que la tension augmente.
Source : SAINT SEIYA © 1986 by Masami Kurumada / SHUEISHA Inc. Tous droits réservés. Description : Exemple classique de l’onomatopée « go go go ». Le son devient de plus en plus fort et insistant.

Le premier chapitre de Saint Seiya est un exemple parfait d’emploi classique des onomatopées. On trouve entre 0 et 2 onomatopées par page, c’est-à-dire relativement peu. Elles se limitent souvent à des bruits réalistes et factuels, et sont assez peu variées.

Les onomatopées récurrentes sont :

  • « Dooon » et « Baaan » pour indiquer une apparition ou une révélation ;
  • Le fameux « go go go » qui, dans Saint Seiya est utilisé pour attirer l’attention du lecteur, indiquer que « quelque chose va se passer » ou traduire une avancée de l’action ;
  • « Shuuu… » pour le bruit du vent dans un décor silencieux ;
  • « Gasha gasha » pour le son des armures.

La seule innovation en termes d’onomatopées est le choix d’écrire les onomatopées en kanji (alphabet chinois) lors des attaques des chevaliers.  Ce qui dégage une impression de puissance (l’alphabet issu du chinois est plus complexe que les deux alphabets syllabaires employés au Japon), de mystère (il est plus difficile à lire) et d’ancestralité (c’est le plus ancien des trois alphabets japonais).

Marine fait exploser un rocher, avec un énorme caractère chinois.
Source : SAINT SEIYA © 1986 by Masami Kurumada / SHUEISHA Inc. Tous droits réservés. Description : L’attaque de Marine produit un énorme kanji !

Hokuto no Ken : L’usage transgressif des onomatopées japonaises

Kenshirô qui écarte à mains nues les barreaux d'une prison. L'action produit un grand bruit : "gushiga !"
Source : HOKUTO NO KEN ©1983 by BURONSON AND TETSUO HARA/SHUEISHA Inc. Tous droits réservés. Description : L’onomatopée « Gushiga ! ». Les lettres elles-mêmes semblent déformées par le mouvement.

À la différence de Saint Seiya, Hokuto no Ken emploie des onomatopées extrêmement variées pendant les combats. Notamment des sons bizarres ou ridicules. Ainsi, si ce manga paraît dénué d’humour pour le public français, il était connu au Japon pour le décalage entre son histoire très sérieuse et ses combats truffés d’onomatopées amusantes.

Dans le premier chapitre, on peut ainsi relever jusqu’à 5 onomatopées par page. La moyenne sur le chapitre étant de 2,3 onomatopées par page. On trouve des onomatopées classiques comme « go go go » et « do do do ». Mais aussi une grande variété de bruitages lors des combats : « Gowaaan », « gapo gapo », « gaba », « docha », « baba ba », « gashaaan », « gushiga », « zuza », « boki, baki », « bogoo », « dosuun ».

Kenshirô donne un coup de pied circulaire, avec l'onomatopée "shuo", déformée par le mouvement. Ses ennemis reçoivent des coups avec des énormes onomatopées "do do do".
Source : HOKUTO NO KEN ©1983 by BURONSON AND TETSUO HARA/SHUEISHA Inc. Tous droits réservés. Description : Page uniquement composée d’onomatopées. Le graphisme et la couleur de l’écriture peuvent beaucoup varier. Ici, l’onomatopée « do do do » ne symbolise pas la tension, mais des coups sourds et répétés.

Enfin, la technique de Kenshirô, inspirée de l’acupuncture, se traduit par des petits bruits un peu ridicules, comme « pissh » ou « pishin » (l’équivalent de « pssht ! » en français). Son attaque principale s’accompagne à la fois du célèbre cri « Atatatatatatatata » et de l’onomatopée « do do do do do », placée comme en écho. À l’époque, « do do do » évoquait donc encore un bruit factuel. Ce n’est qu’à partir de JoJo’s Bizarre Adventure qu’il est associé à une ambiance.

JoJo’s Bizarre Adventure : Les onomatopées comme élément de style

Double-page qui décrit l'arrivée de Dio au manoir Joestar. Le personnage saute hors d'une calèche puis se relève et se tourne vers nous, chacun de ses mouvements étant accompagné d'une onomatopée.
Source : JOJO’S BIZARRE ADVENTURE © 1986 by Hirohiko Araki / SHUEISHA Inc. Tous droits réservés. Description : Double-page très bruyante, entièrement composée d’onomatopées (« Ban », « Doza », « Shan ! », « Suta », « Guun », « Baaan »). Chaque action du personnage, même celles de relever et de tourner la tête, produit un son, ce qui donne l’impression qu’il bouge en rythme. La différence entre Hokuto no Ken et JoJo’s Bizarre Adventure est que, ici, les onomatopées bruyantes ne sont pas seulement utilisées dans les scènes de combats, mais aussi dans des scènes parfaitement anodines. Ici, le personnage est seulement descendu d’une calèche !

L’auteur de JoJo’s Bizarre Adventure, Hirohiko Araki, s’inspire énormément de Hokuto no Ken pour écrire son manga. Sur le plan des onomatopées, il va plus loin encore et parvient à en faire une composante intégrante de son style.

Comme dans Hokuto no Ken, donc, on trouve des onomatopées bizarres dans les combats. Mais également des bruitages exagérés dans les scènes de vie quotidienne et d’autres, employées de façon hyperbolique pour des mouvements totalement anodins. Par exemple, lorsque Dio arrive au manoir en sautant hors d’une calèche tout en relèvant lentement la tête avant de se tourner vers Jonathan, l’action « relever la tête » est accompagnée de l’onomatopée « Guuun », alors que c’est un mouvement qui ne devrait normalement pas faire de bruit. Cela donne un peu l’impression que Dio est un robot, ou une sorte d’extraterrestre.

Les scènes de combat sont, dans cette partie du manga, généralement assez gores – inspirées de vieux films d’horreur – et s’accompagnent d’onomatopées peu ragoûtantes, comme « zugyun, zugyun » lorsqu’un vampire aspire du sang avec ses mains, ou « dosu dosu dosu » lorsque les piques du masque de pierre se plantent une à une dans un crâne. Comme dans Hokuto no Ken, ces onomatopées donnent un côté un peu ridicule à des scènes qui, autrement, pourraient être effrayantes. Ainsi, y a-t-il une inversion de la tonalité, le gore devient comique et la scène une parodie de film d’horreur.

Les piques qui se fichent dans le crâne d'un chef aztèque sont chacune accompagnées d'une grande onomatopée.
Source : JOJO’S BIZARRE ADVENTURE © 1986 by Hirohiko Araki / SHUEISHA Inc. Tous droits réservés. Description : Les onomatopées « dosu dosu dosu ».

Ajoutons que les onomatopées sont omniprésentes dans ce manga. Leur densité moyenne dans le premier chapitre est de 2,4 onomatopées par page, ce qui est légèrement plus élevé que pour Hokuto no Ken. Ce qui signifie qu’il n’y a pratiquement jamais de « blanc » dans la « bande sonore » du manga.

L’influence du kabuki :

Les entrées en scènes de personnages et les moments dramatiques sont soulignés par de bruyantes onomatopées, comme « Baaan ! » qui évoque une explosion. Cela rappelle notamment le théâtre kabuki, où les entrées en scènes sont soulignées à la fois par une pose et un bruitage. Le rythme du manga alterne ainsi entre moments de tension (« go go go », « do do do ») et scènes percutantes (« Baaan ! », « Doon ! »).

Autres procédés de dramatisation à travers les onomatopées :

Scène décrite un peu plus bas : le chien Danny tombe à terre avec l'onomatopée "dosaa", et une onomatopée "daniii" lui répond, illustrant le cri poussé par Jonathan.
Source : JOJO’S BIZARRE ADVENTURE © 1986 by Hirohiko Araki / SHUEISHA Inc. Tous droits réservés. Description : Les onomatopées « dosaaa » et « daniii » sont écrites avec le même graphisme.

Lorsque Dio frappe le chien Danny, le chien s’écroule par terre avec les onomatopées « Dosaaa ! » et « Daniiiii ! ». Cette dernière onomatopée correspond en réalité à la réaction de Jonathan, qui crie le nom du chien. Mais, au lieu d’être intégré dans une bulle, ce texte est écrit en onomatopée et forme comme un écho au « Dosaaa ! » que fait Danny en tombant à terre. Le fait d’écrire le texte en onomatopée indique peut-être qu’il s’agit d’un cri intérieur plutôt que d’une parole prononcée ? Ou, au contraire, que Jonathan a crié si fort que le texte ne rentre pas dans une bulle ?

Dans tous les cas, il s’agit d’un procédé de dramatisation, car le texte a beaucoup plus d’impact ainsi que s’il avait été simplement placé dans une bulle. Cette réaction disproportionnée – car frapper un animal est certes grave, mais il existe des crimes bien pires – participe aussi au ton exagéré du manga.

Araki joue aussi sur le graphisme des onomatopées :

Au chapitre 37 de Phantom Blood, les onomatopées reflètent le jeu d’ombre et de lumière entre les personnages : on trouve une double-page traversée par un « go go go go », mais les « go go » qui sont devant Dio sont écrits en blancs, tandis que ceux qui passent devant Jonathan sont noirs. Autre exemple : lorsque Dio réapparaît au tome 15 de Stardust Crusaders, il est entouré d’onomatopées « do do do » qui forment comme une auréole autour de sa tête. Ce même procédé est ensuite utilisé pour l’apparition de Jôtarô au début de Diamond is Unbreakable. Dans ces deux cas, « do do do » exprime la tension (peut-être aussi la puissance des personnages ?), plutôt qu’un bruit réel.

On peut noter que ces onomatopées sont souvent très grandes. Donc très bruyantes, ou exprimant une menace très appuyée. Blanche Delaborde, docteure en littérature et civilisation japonaises, explique que le graphisme des onomatopées japonaises dans JoJo a aussi un aspect « pâteux », qui les rend immédiatement reconnaissables. Un « go go go » dessiné par Araki ne ressemble à aucun autre « go go go », bien qu’il s’agisse d’une onomatopée très utilisée et très classique. Mais ce graphisme pâteux apparaît vraiment à partir du second tome du manga et n’est donc pas observable dans le premier chapitre. Il est évidemment utile pour souligner le côté « dégoûtant » des scènes gores. [1]

Enfin, Araki est célèbre pour inventer des nouveaux sens aux onomatopées japonaises, en les utilisant de manière illogique :

Dio embrasse Erina par surprise, avec une énorme onomatopée "zukyuun".
Source : JOJO’S BIZARRE ADVENTURE © 1986 by Hirohiko Araki / SHUEISHA Inc. Tous droits réservés. Description : La célèbre onomatopée « Zukyuuun » à la fin du chapitre 3.

« Zukyuuun », l’onomatopée la plus célèbre de JoJo !

L’exemple le plus connu reste le fameux « Zukyuuun » lorsque Dio embrasse Erina de force. Ce bruit n’est pas du tout adéquat pour un baiser : il rappelle un peu les « zugyun » des vampires qui aspirent le sang dans le prologue du manga. Plus loin, on trouve aussi des « zukyun zukyun » lorsque Bruford ligote Jonathan avec ses cheveux au chapitre 27, car ce bruit pourrait être associé à celui d’une corde qui se tend… Peut-être l’emploi d’une onomatopée inadéquate traduit-il l’idée qu’un baiser forcé n’est pas un vrai baiser, mais plutôt, une agression ?

Natsume Fusanosuke, cité par Blanche Delaborde dans sa thèse, a une autre hypothèse :

Il explique que « zukyûn » servait dans les mangas historiques gekiga des années 1960 à exprimer le bruit des coups de feu. Cette onomatopée est donc employée ici comme une métaphore du choc psychologique infligé à Erina. Elle contribue également à la dramatisation de la scène, qui est – rappelons-le – un cliffhanger : le chapitre 3 s’achève sur cette case, laissant Erina à la merci de son agresseur – et les lecteurs inquiets pour son sort – jusqu’à la parution du prochain chapitre la semaine suivante !

Avec la publication en manga, puis l’adaptation animée, JoJo’s Bizarre Adventure perd un peu de son caractère inquiétant. Mais, lors de la publication en feuilleton, l’auteur interrompait volontairement l’histoire sur des scènes qui laissaient présager le pire. Dans cette catégorie, on peut aussi citer le chapitre 2 qui s’achève lorsque Jonathan s’aperçoit avec horreur que du sang coule de son œil fermé, après avoir affronté Dio dans un match de boxe… Les lecteurs devront attendre le chapitre suivant pour savoir si la blessure est grave : le petit Jonathan restera-t-il borgne toute sa vie ?? De ce point de vue, il n’est pas étonnant que JoJo’s Bizarre Adventure ait initialement été présenté par le Shônen Jump comme un manga d’horreur !

Les néologismes :

Blanche Delaborde explique que dans Stardust Crusaders et Diamond is Unbreakable, Araki se met à inventer des onomatopées à partir de mots anglais. Comme « shawâ » et « pure », respectivement d’après « shower » et « pressure ». [2] Dès Phantom Blood, il utilise des néologismes, comme « zozo » lorsque Zeppeli utilise l’Onde. [3]

Autres néologismes relevés par Blanche Delaborde :

  • « Doggyaaan », la toute première onomatopée du manga ;
  • « dogogogo » (mélange, apparemment, de « do do do » et « go go go » ;
  • « dogushâ », « dogyûn », « doshû »…

Blanche Delaborde précise que ces néologisme commencent souvent par le son « do » qui, à l’origine évoque un coup sourd. Utilisé comme préfixe, il indique que le phénomène se produit de manière très brusque. C’est donc un effet de rythme. [4]

« Go go go » et « do do do » :

Ce manga est resté associé aux onomatopées « go go go » et « do do do », qui sont pourtant très courantes et apparaissaient déjà dans d’autres mangas shônen. Mais JoJo’s Bizarre Adventure a un scénario de type « thriller », ce qui explique que ces deux onomatopées évoquant la tension aient une plus grande importance scénaristique dans ce manga. De plus, l’usage de « do do do » pour traduire la tension était encore peu courant à cette époque et c’est JoJo’s Bizarre Adventure qui l’a popularisé.

Certaines onomatopées de JoJo’s Bizarre Adventure sont ainsi devenues tellement célèbres, que l’anime de 2012 choisit carrément de les écrire à l’écran !

La scène où Dio tourne la tête après avoir sauté hors de la calèche. L'écran est traversé d'un grand "Baan !" écrit en japonais.
© Hirohiko Araki / SHUEISHA, JoJo’s Animation Project. Tous droits réservés. Description : L’onomatopée « Baaan », associée dans ce manga aux entrées en scène de personnages. Paradoxalement, l’anime écrit l’onomatopée à l’écran mais ne la retranscrit pas vraiment dans la bande sonore. La scène où Dio saute hors de la calèche est beaucoup moins bruyante que dans le manga.

Des "do do" surgissent brusquement derrière Jôtarô.
© Hirohiko Araki & Lucky Land Communication / SHUEISHA, JoJo’s Animation Project. Tous droits réservés. Description : Les fameux « do do » qui indiquent une menace latente.

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Notes :

[1]

C’est dans le deuxième volume que les impressifs graphiques
« pâteux » si caractéristiques de JoJo font leur apparition. Dans une scène qui voit
un vampire assaillir Dio, le visage du vampire est accompagné de l’impressif
« dōn », qui renforce son aspect menaçant (fig. 28, en bas à droite). Les caractères
sont tracés de façon à évoquer une matière molle, dont la fluidité est soulignée par
ce qui semble être un trou dans le trait supérieur du dernier caractère « n ». Ici, la
motivation de ce traitement graphique est vraisemblablement la volonté de suggérer
au lecteur une forme de dégoût ou même d’inquiétude à travers l’idée d’une matière
fluide non identifiée qui évoque un fluide organique.

Blanche Delaborde, Poétique des impressifs graphiques dans les mangas 1986-1996, Linguistique,
Institut National des Langues et Civilisations Orientales- INALCO PARIS – LANGUES O’, 2019.
Français, p.67.

[2]

Sur un paquebot, un personnage de préadolescente prend une douche, dont le jet bruyant
s’accompagne de six variantes différentes de l’impressif graphique « shā » (シャー),
qui est couramment employé pour exprimer un écoulement ou une projection d’eau,
en combinant de plusieurs manières l’emploi de la barre d’allongement vocalique
et la répétition du kana « a » (シャーッ,シャーアーッ, シャアアア, シャーアアア, シ
ャアアアア et シャアー). On en trouve 17 occurrences en tout sur quatre pages. Sur
la page suivante (fig. 43), la préadolescente se rend compte de la présence d’un
orang-outan dans la salle de bain, tandis que la douche continue à couler, cette fois-ci accompagnée du mot « shawā », qui est habituellement utilisé dans le sens de
« douche », à partir de l’anglais « shower ». Ainsi, quand « shawā » apparaît,
l’interprétation du lecteur a été amorcée de façon à ce qu’il lise le mot comme une
nouvelle variante de « shā ». Araki force ainsi en quelque sorte une lecture double
du mot, à la fois dans le sens habituel de « douche », qui correspond à la situation
décrite, et en tant qu’impressif graphique […]

Quatre cases sont consacrées à la montée en puissance du sentiment de pression psychologique chez Jōsuke. Dans la première, son visage est dessiné trempé de sueur avec une expression angoissée. L’impressif graphique « pure’ » y est répété trois fois. Les deux cases suivantes, de taille réduite, montrent l’une des flèches que le sutando de Jōsuke, Crazy Diamond クレイジー・ダイヤモンド (Kureijī Daiyamondo), tient dans la main, chaque case comportant à nouveau l’impressif graphique « pure’ ». Or, cet impressif est un néologisme, mais
évoque l’impressif « puru’ », qui exprime une forte tension, notamment musculaire.
Cette proximité est d’autant plus marquée que les caractères « re » et « ru » sont
visuellement très proches en katakana, au point que l’on peut supposer que de
nombreux lecteurs pressés ont d’abord lu « puru’ » par erreur. Cependant, dans la
dernière case de la page, qui en occupe toute la largeur, « pure’ » se révèle comme
étant l’amorce de « puresshā’ » (プレッシャアーッ), écrit en grands caractères
encadrant les visages de Jōsuke et de Crazy Diamond. Ici encore, l’auteur force une
double lecture du mot en tant que nom commun et en tant qu’impressif, puisque
« puresshā’ » est une version du mot « puresshā » (プレッシャー, « pression », de
l’anglais « pressure ») agrémentée d’un allongement vocalique supplémentaire et
d’une occlusion glottale finale, sur le modèle des variantes d’impressifs que l’on
verra plus loin. Il est intéressant d’ailleurs de noter que le titre du chapitre lors de
sa parution dans Jump était « Puresshā!! », ce qui signale le caractère remarquable
du procédé.

Ibid, pp.98-99.

[3]

Par exemple, dans le troisième volume de JoJo, le personnage de Zeppeli ツェペリ enseigne à Jonathan sa technique de combat de « l’onde » (hamon 波紋) (fig. 36). Dans une case qui le montre debout sur l’eau
commençant à se rider sous lui, l’impressif graphique « zozo » est écrit deux fois. L’impressif « zozo » est un néologisme de l’auteur, bien que l’on puisse éventuellement le rapprocher de « zo’ », qui évoque un frisson parcourant le corps et ne semble pas s’appliquer à la scène en question. Les impressifs sonores dans JoJo ayant tendance à s’éloigner sensiblement du réalisme, il est possible de comprendre « zozo » comme le son produit par le mouvement de l’eau aussi bien que comme une expression non-sonore de ce mouvement.

Ibid, pp.120-121.

[4]

Ainsi, dans JoJo, on constate que de nombreux impressifs graphiques dont la forme linguistique a été inventée par Araki ont pour première syllabe « do ». C’est le cas du premier impressif graphique de
l’œuvre accompagnant le poignard du sacrifice brandi vers la victime (« doggyān »,
fig. 22), mais aussi de l’impressif exprimant la puissance de Jonathan s’élançant
vers le danger dans le premier volume (« dogogogo », fig. 27), de celui exprimant
la collision violente des véhicules dans le volume 16 (« dogushā’ », fig. 45), de
celui exprimant le mouvement brusque de Star Platinium pour saisir la corde dans
la suite de la scène (« dogyūn », fig. 46), ou encore de celui qui accompagne la
brûlure intense de la main de Yukako dans le volume 32 (« doshū », fig. 67). Dans
tous ces néologismes, « do » se présente comme un préfixe indiquant le caractère
brusque du déclenchement du phénomène évoqué.

Ibid, p.126.

Bibliographie :

Ouvrages théoriques :

ANZALONE Frederico, JoJo’s Bizarre Adventure. Le diamant inclassable du manga, Toulouse, Third Editions, 2019

DELABORDE Blanche, Poétique des impressifs graphiques dans les mangas 1986-1996, Linguistique, Institut National des Langues et Civilisations Orientales- INALCO PARIS – LANGUES O’, 2019. Français.

GOTÔ Hiroki, Jump. L’âge d’or du manga, Paris, Kurokawa, 2018 [Traduction française de Julie Seta].

OKAMOTO Katsuto, « Les Onomatopées de la Langue Japonaise (1) – Le système et le sens fondamentaux des giongos », Université de Kôchi, pp.189-197. Disponible sur : https://kochi.repo.nii.ac.jp/record/6948/files/H041-15.pdf

PINON Matthieu, LEFEBVRE Laurent, Histoire(s) du manga moderne 1952-2012, Paris, Ynnis Editions, 2019-2022.

Article

« Les onomatopées dans le manga – Interview de Xavier Hébert » par Frédéric Toutlemonde, konishimanga.fr, 11 octobre 2017. Disponible sur : <Les onomatopées dans le manga – Interview de Xavier Hébert – Prix Konishi pour la traduction de manga japonais en français (konishimanga.fr)>


Umeboshi : prune japonaise séchée et amer

Rédigé par Umeboshi

Rédactrice, Relectrice SEO, Community Manager, enfant prodige, passionnée d’univers gothiques, mangaphile, parle le japonais couramment, a rédigé une thèse de 80 pages sur JoJo’s Bizarre Adventure.

Comments

Une réponse à “[ANALYSE] Comment lire les onomatopées dans les mangas ?”

  1. Avatar de
    Anonyme

    Cet article important montre le rôle des onomatopées – qu’elles appuient le texte et l’image – ou qu’elles les modifient complètement. Merci de souligner qu’il est impossible de comprendre les mangas si on ne tient pas compte de leur rôle essentiel, parfois négligé comme non-littéraire. Mais, comme le remarque Umeboshi, aujourd’hui , même le cinéma les affichent en plein écran, vu leur importance.

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