Précédemment, on a analysé les premiers chapitres de trois mangas cultes des années 1980 : Ken le survivant (Hokuto no Ken) du duo Buronson/Hara (1983), Les Chevaliers du Zodiaque (Saint Seiya) de Masami Kurumada (1986) et JoJo’s Bizarre Adventure (JoJo no kimyô na bôken) de Hirohiko Araki (1987)…
Et le tournoi du Shônen Jump repart pour une nouvelle saison, centrée sur les entrées en scènes de personnages ! Le manga shônen, en particulier le nekketsu, repose en grande partie sur des personnages forts, aux pouvoirs sensationnels et aux personnalités charismatiques. Lorsque l’auteur ou l’autrice présente un nouveau personnage aux lecteurs, la première impression est la plus importante !
Comment, alors, introduire un personnage de manière efficace et avec classe ? C’est ce que nous allons étudier dans ce troisième article, en reprenant la comparaison entre ces trois séries. On étudiera les scènes d’apparition de Kenshirô (le héros) dans Ken le survivant, Marine (le maître) dans Les Chevaliers du Zodiaque et Dio (l’antagoniste/le rival) dans JoJo’s Bizarre Adventure. Trois grands archétypes, donc. Cela devrait aussi nous permettre de savoir si la scène d’introduction varie selon le rôle futur du personnage.
Tout d’abord, brève description de la scène pour chaque manga shônen…
Première apparition de Kenshirô, pp. 16-17 [1]
p.16
Kenshirô apparaît à contre-jour, auréolé de soleil. Le plan légèrement penché le fait paraître imposant, mais on a ensuite immédiatement un zoom sur son visage et l’on peut voir qu’il a plutôt l’air bienveillant. Le soleil de taille démesurée dans la première case a une triple-utilité : il nous empêche de voir immédiatement le visage du personnage, créant un court suspense ; il indique qu’il fait chaud et que le personnage marche depuis longtemps ; et c’est aussi un symbole positif. Il évoque l’énergie, la puissance et la bienveillance qui semblent accompagner le héros.
Ajoutons que ce type de plan penché, qui crée une déformation du paysage à l’arrière-plan, est peut-être inspiré de vieux films, par exemples Le Troisième Homme de Carol Reed (1949), où il est très couramment utilisé. La ligne d’horizon est basse, ce qui signifie que la « caméra » est près du sol : le personnage est vu en contre-plongée, pour le rendre imposant. Concernant les onomatopées, la scène est plutôt silencieuse car l’on n’entend que le bruit de l’homme qui marche (« fura… fura… ») et celui du vent (« bu-o-o-o o-o-o »).
p.17
On observe de multiples changements d’angles dans cette page. On voit les pieds de Kenshirô, puis Kenshirô en entier et de face, puis Kenshirô de ¾ dos. Sur la case suivante, un gros plan sur son visage, et enfin, Kenshirô en entier de profil lorsqu’il tombe dans un piège après avoir pénétré dans la ville déserte. Ces 5 cases presque muettes permettent de continuer la présentation du personnage en le dessinant sous tous les angles. La focale suit le personnage dans ses déplacements, et s’intéresse plus à lui qu’à ce qu’il voit ou qu’à la ville qu’il explore. Celle-ci n’est même pas dessinée dans les trois dernières cases.
Le fait qu’on le suive indique déjà qu’il va s’agir d’un personnage qui aura un rôle de narrateur ou d’un personnage principal. Qu’on lui consacre deux pages avant même de le connaître, dont une apparition dans une grande case qui occupe les trois quarts de la page 16, laisse aussi penser que c’est un personnage important.
Première apparition de Marine, pp.17-18 [2]
p.17
Marine apparaît elle aussi à contre-jour, telle une ombre menaçante. Elle n’est pas accompagnée par le soleil, mais par une lumière qui évoque plutôt la foudre ! Son apparition est bruyante, accompagnée d’un grand « Baaaan ! ». La seconde case montre des touristes qui s’enfuient en la voyant, abandonnant dans leur panique sac à main et appareil photo ! Si Marine est le maître de Seiya, son apparition parodie plutôt une entrée en scène d’antagoniste.
On préserve aussi plus longtemps le suspense quant à son visage. On a d’abord trois zooms sur différentes parties de son armure (procédé typique des apparitions d’ennemis dans Saint Seiya !), comme si l’on ne pouvait voir que des morceaux d’un puzzle, avant d’avoir droit au tableau complet du personnage. Ces trois cases imitent aussi plus ou moins un mouvement ascendant des caméras dans le cinéma d’action, puisque l’on voit d’abord ses pieds, puis son bras, puis son épaule.
On peut imaginer que la focale suit le regard de Seiya, qui remonte peu à peu les yeux en s’arrêtant sur différents détails. Ce sont des flashs rapides comme l’attestent la taille et la forme des trois cases, qui donnent l’impression que le personnage tente de saisir au vol en trois coups d’œil quelques indices sur son adversaire. C’est peut-être aussi un jeu avec le lecteur : « je vous donne trois indices et devinez ce à quoi va ressembler le personnage ! ». La dernière case laisse entrevoir le collier de Marine gravé d’un aigle. On peut donc deviner qu’il s’agit a priori d’une femme, puisqu’elle porte un accessoire de type décoratif. Et qu’elle est associée à l’aigle.
p.18
Il faut attendre de tourner la page pour voir enfin entièrement Marine. Déception, cependant, car son visage est toujours caché par un masque ! Comme Kenshirô, elle est montrée en contre-plongée pour la rendre plus imposante. Le masque et sa position statique. En effet, si la focale et l’angle de prise varient, Marine, elle, ne bouge pas de toute la page ! Ces effets lui donnent un air froid et imposant, telle une statue. Contrairement à elle, Seiya s’agite. On a donc un contraste entre personnage impassible et personnage agité, qui renforce encore la prestance de la nouvelle arrivée.
On a ensuite un classique champ/contre-champ lorsqu’elle s’adresse à Seiya. Puis un face-à-face des personnages dans la même case : Seiya de ¾ dos et Marine de ¾ face. Le lecteur est donc « placé » dans le camp de Seiya. La trame [3] à l’arrière est nuageuse : l’atmosphère est brumeuse, tendue.
Les 3 apparitions de Dio : p.11, pp.28-30 et p.78 [4]
Dio est visiblement le personnage préféré de l’auteur, car il lui redessine plus ou moins une scène de présentation chaque fois qu’il rencontre un nouveau personnage ! Et, chaque fois, cette scène est plus élaborée que la précédente. Ainsi, on rencontre une première fois Dio à la p.11, mais il a droit à une nouvelle introduction (de 3 pages !) lorsqu’il se présente à Jonathan, pp.28-30. Enfin, – mais cela ne compte peut-être pas comme une 3e introduction ? – on a de nouveau une mise en scène assez recherchée lors de la confrontation entre Dio et Erina, p.78.
Présentons donc ces trois scènes ! Dans la suite de l’article, on retiendra seulement les deux premières.
p.11
Comme Marine et Kenshirô, Dio apparaît à contre-jour, mais cette fois éclairé par une lampe et vu de dos. Il est assis dans un fauteuil, en train de lire. Notons qu’il y a une erreur dans le positionnement de la main qui tient le livre. Si vous voulez faire l’expérience, essayez donc de tenir un livre comme ceci : vous verrez que le livre tombe !
Au premier plan, on voit la main de Dario Brando qui l’appelle. Les mains au premier plan sont un élément récurrent de JoJo’s Bizarre Adventure. Selon Frederico Anzalone [5], ce type de plan serait inspiré par le cinéma giallo italien. Ainsi, si dans les deux autres mangas on était plutôt focalisé sur les visages, dans JoJo’s Bizarre Adventure on peut apprendre beaucoup en observant simplement les mains des personnages.
Dans cette page, donc, on voit d’abord Dario allongé dans son lit qui tend la main vers la « caméra », on zoome sur cette main, puis on suit la direction indiquée par cette main pour apercevoir Dio. Dans la dernière case, on revient quasiment à la même image que dans la première, mais avec cette fois-ci Dio au premier plan. La « caméra » a donc effectué une rotation complète.
Ainsi, dans la première case, le lecteur est à la place de Dio et il ne peut voir le personnage qu’ensuite :
Ici, le suspense vient du fait qu’on est guidé par une main et que l’on cherche à comprendre ce qu’elle nous indique. On se demande : « Où sommes-nous ? Pourquoi ce vieillard tend-t-il la main vers nous ? Que nous veut-il ? ». La réponse est qu’on se trouvait en fait à la place de Dio. Ce qui est assez original pour une introduction d’antagoniste, car c’est plutôt un procédé qui pousse à s’identifier au personnage. Mais notons qu’on ne voit pas vraiment la scène à travers le regard de Dio, car celui-ci tourne le dos à son père et ne regarde que son livre ! La « caméra » nous a certes placé au même endroit que Dio, mais pas dans la même position.
p.28
Venons-en à la 2e présentation de Dio… Si la première scène se déroulait dans le silence, l’arrivée de Dio au manoir des Joestar est cette fois très bruyante. Il y a beaucoup d’onomatopées !
On a d’abord deux gros plans sur sa valise, qui le précède en dehors de la calèche. L’arrivée du personnage est donc annoncée par un objet qui le précède. C’est là un autre procédé de suspense.
p.29
Dans cette page, chaque case et chaque mouvement du personnage sont accompagnés d’une onomatopée, comme s’il effectuait une chorégraphie en rythme. Dio saute de la calèche (« shan ! »), atterrit (« suta ! »), relève la tête (« guun ! »), et se retourne vers « la caméra » (« Baaan ! »). Comme dans Ken le survivant, on a donc une page entière sans dialogue qui nous présente le personnage sous différents angles. Mais la scène est ici beaucoup plus rythmée.
p.30
L’atmosphère devient immédiatement brumeuse et tendue, lorsque Jonathan (le personnage spectateur) revient dans le champ. Comme dans Les Chevaliers du Zodiaque, on a une case de face-à-face des personnages, avec Dio de profil et Jonathan de ¾ face. Selon cette disposition, on est donc plutôt dans le champ de Dio. Mais celui-ci a un visage impassible, ce qui le rend distant par rapport au lecteur. Puis, on retrouve le classique champ/contre-champ lorsque les personnages s’adressent la parole.
p.78
Passons à la page 78 : la confrontation de Dio et Erina. Cette page est très symétrique : elle est découpée en 6 cases, avec une parfaite opposition entre le haut et le bas. Si elle se lit normalement horizontalement (« par lignes » de cases), on pourrait tout aussi bien en faire une lecture verticale (« par colonnes »).
Lecture « verticale » de la page :
En haut à droite, on voit Erina ; en bas à droite Dio. En haut au centre, le pied de Dio ; en bas au centre le visage de Dio. Disposition peu logique ! Ce morcellement de l’image dérange l’œil du lecteur et renforce le caractère inquiétant de la scène. En haut à gauche, on a Dio au premier plan et Erina à l’arrière ; en bas à gauche, Erina au premier plan et Dio derrière elle.
Ainsi, même si les cases se lisent de droite à gauche, et non de haut en bas, il y a une certaine correspondance à chaque fois entre les cases du haut et les cases du bas. Et la scène est traversée d’une certaine unité : le mouvement de l’herbe sous le pied de Dio (case centre haut) résonne avec le vent qui agite ses cheveux (case centre bas). C’est une mise en scène assez recherchée.
Lecture « horizontale » :
Si on lit au contraire horizontalement (ce qui est le sens de lecture normal), on a deux plans d’Erina assez similaires entrecoupés par un gros plan sur le pied de Dio, ce qui brise complètement la continuité et l’harmonie de la scène. En bas, même chose : deux plans de Dio au cadrage à peu près similaire, entrecoupés d’un gros plan sur son visage. Comme si l’on avait rapidement zoomé et dézoomé, et qu’entretemps Dio avait eu le temps d’empoigner Erina. C’est une scène avec des changements de plans très brusques, où l’on a l’illusion de deux plans longs entrecoupés d’images rapides.
À propos d’enchaînements atypiques entre les cases, je me permets aussi d’attirer votre attention sur la page 20 du manga, celle où l’auteur nous présente le XIXe siècle et l’ère industrielle. Car, là aussi, la mise en scène est assez expérimentale.
On a une page divisée très classiquement en trois cases de taille égale, comme dans les premiers mangas d’Osamu Tezuka [6]. Dans la première case, un train lancé à pleine vitesse en direction de la « caméra ». Peut-être est-ce un clin d’œil au court-métrage L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat des frères Lumières ? [7] Cette page, traitant des progrès de l’industrie au XIXe siècle, ferait donc indirectement référence à la fois aux premiers mangas modernes et aux premiers films de l’ère du cinéma. Dans la seconde case, une foule qui se rue elle-aussi vers la « caméra ». Et dans la troisième, en gros plan, la poupée d’Erina.
Il n’y a donc aucun lien visuel entre ces trois cases et, dans la troisième, on a carrément changé de lieu pour démarrer une nouvelle scène ! La poupée d’Erina est la transition vers la scène de la page suivante. Mais cette transition très brutale s’effectue sans aucun avertissement. L’utilisation soudaine d’un gros plan renforce la rupture avec les cases précédentes.
Ce procédé est bien sûr inspiré du cinéma, où l’on trouve des changements de scènes abrupts, et notamment des scènes qui démarrent par un gros plan sur un objet, avant d’élargir le champ. Araki utilise énormément les objets du décor pour faire des transitions entre les scènes. C’est un procédé de suspense (sans le reste de la scène, on ne comprend pas pourquoi l’on nous montre cet objet, sorti de tout contexte) possiblement inspiré du cinéma d’Hitchcock. Pour plus de détails, je vous renvoie à notre analyse sur la fin de Phantom Blood.
Mais alors… Quel manga shônen possède la meilleure scène d’introduction de personnage ??
Nous passons à la comparaison des trois mangas ! Pour JoJo’s Bizarre Adventure, on prendra l’apparition de Dio p.11 (qu’on nommera « 1ère présentation de Dio ») et celle pp.28-30 (« 2e présentation »).
1) La mise en scène et l’enchaînement
Dans Les Chevaliers du Zodiaque et Ken le survivant, le personnage arrive en marchant, à contre-jour. Ils sont ensuite mis en valeur par des prises de vues en contre-plongée. Mais dans Les Chevaliers du Zodiaque, on met plus de temps à révéler le visage de Marine (ou plutôt son masque), pour faire durer le suspense.
Dans la première apparition de Dio, le personnage est assis à contre-jour et nous tourne le dos. Le suspense vient du fait qu’il met du temps (3 petites cases) à fermer le livre et à se retourner, puis à se lever et à ouvrir les yeux. Contrairement aux deux autres personnages, il ne dégage pas de puissance ou d’énergie. Il semble au contraire rechigner à se lever. Et l’auteur n’a pas du tout recours à la contre-plongée.
Pourquoi si peu de dynamisme ? Quel est ce livre si captivant que le personnage ne veut pas lâcher ?
Le livre que Dio abandonne à regret a pour titre Gorgeous Irene (visible sur la dernière case). C’est le nom de la précédente série d’Araki, dont la publication a été prématurément interrompue par manque de popularité. Bizarrement, donc, cette scène qui devrait introduire avec enthousiasme un nouveau personnage est en fait imprégnée du regret de l’échec d’une série précédente.
Araki a considéré comme injuste et dû au sexisme de l’époque l’interruption de Gorgeous Irene, qui était en effet l’une des rares séries du Shônen Jump à mettre en scène une héroïne. Mais peut-être le message de cette scène est-il que Dio vient en quelque sorte pour venger Irene, et qu’avec cette nouvelle série, l’auteur prendra sa revanche ?
Pour l’anecdote, Araki a finalement réussi, des années plus tard, à mettre en scène une héroïne, Jolyne, qu’il renomme symboliquement Irene à la fin de Stone Ocean. L’infortunée Irene aura donc finalement eu sa revanche sur la société.
2) Le dynamisme de la focale et changements d’angles
Dans Les Chevaliers du Zodiaque, la « caméra » fait surtout un mouvement ascendant et des zooms. Dans Ken le survivant, la focale prend le temps de bouger beaucoup plus autour de Kenshirô. Mais de manière aléatoire, pour souligner que le personnage est perdu et qu’il erre dans la ville au hasard.
Dans JoJo’s Bizarre Adventure, on suit un mouvement visuel organisé. Lors de la première apparition de Dio, nos yeux sont guidés par la main de Dario. Dans la seconde, le regard de Jonathan (le personnage spectateur) suit la valise, puis Dio. Il semble que, dans JoJo’s Bizarre Adventure, on arrive généralement quelque part en suivant soit une main, soit un objet, soit une main qui tient un objet.
3) Le point de vue
Une introduction de personnage se fait généralement à travers les yeux d’un personnage spectateur. La réaction du personnage spectateur aide le lecteur à comprendre quelle aura le personnage introduit dégage. Si c’est un personnage puissant ou non, s’il impose ou non le respect… Ainsi, Marine est introduite à travers le regard des deux touristes effrayés, puis de Seiya. On comprend sans peine que c’est un personnage effrayant et qu’elle est probablement très puissante. Dans Ken le survivant, en revanche, il n’y a pas de spectateur et Kenshirô lui-même est assez impassible. On est en point de vue externe.
Dans la première apparition de Dio, la « caméra » est alternativement à la place de Dio et à celle de Dario. Car, après tout, c’est aussi la première apparition de Dario. On est donc en point de vue interne : on a véritablement l’impression d’être présent à l’intérieur de la pièce, parfois d’être à la place des personnages, voire qu’ils interagissent avec nous. Dans la première case, Dario tend la main dans notre direction ! Mais, comme on ne connaît encore aucun de ces deux personnages, on ne sait pas vraiment auquel s’identifier.
Dans la seconde apparition, en revanche, le point de vue est clairement celui de Jonathan, qui dégage principalement de la curiosité et s’adresse même directement au lecteur. Il tourne les yeux vers la focale et adresse une question rhétorique pour demander qui est Dio : « Dare darô…. ? » / « Qui ça peut bien être ? ». Dans ces deux scènes, donc, on voit que l’auteur tient à maintenir l’attention du lecteur en lui donnant le sentiment que les personnages interagissent avec lui. Aussi bien en le plaçant dans des situations inquiétantes (un inconnu qui tend la main vers nous), qu’en établissant une complicité avec le jeune héros (au moyen d’un aparte).
4) L’aspect psychologique : l’atmosphère et le décor
La trame de fond
On l’a vu, Marine effraie les touriste et, lorsqu’elle s’adresse à Seiya, l’atmosphère est tendue. Araki utilise des procédés très similaires (trame de fond brumeuse et technique du champ/contre-champ) pour la rencontre de Jonathan et Dio, p.30. Mais il y a un contraste entre les visages souriants des personnages et cet arrière-plan qui révèle une tension : sans cette trame de fond, on pourrait croire que Jonathan et Dio sont sincèrement heureux de se voir !
Ici, les visage des personnages sont des façades et l’arrière-plan parsemé de nuages noirs révèle leurs vraies pensées. Ce contraste façade/intériorité illustre le jeu de la comédie sociale, tandis que les personnages échangent des phrases en apparences banales, et il indique aussi un conflit latent. Il y a là une certaine finesse psychologique de la part de l’auteur.
Le décor
Lors de sa première apparition, Dio dégage une atmosphère inquiétante. La pièce dans laquelle il se trouve est lugubre : vieil homme alité, éclairage faible et artificiel, affiche où l’on peut lire les mots anglais : « sliding down » (« glisser vers le fond »). Même la silhouette de Dio est inquiétante : son fauteuil projette une grande ombre, sa tête est entièrement cachée par le dossier, et ce que l’on voit le mieux est sa main qui brandit un livre, dans une position apparemment impossible à reproduire. Quant à la main tendue de Dario au premier plan, c’est un plan qui peut certes être inspiré du giallo, mais aussi des films d’horreur mettant en scène des zombies, dont on sait que l’auteur est friand !
Pourquoi cette obsession des mains ? Outre la référence au cinéma d’horreur, le placement un peu systématique de mains au premier plan évoque peut-être aussi le travail créateur de l’artiste. Araki est un adepte du maniérisme : il aime mettre en avant l’artificialité de son œuvre. Également (on l’a vu avec l’étude de la page 20), à travers des références visuelles à l’histoire du manga moderne et du cinéma.
Dans Ken le survivant, enfin, le personnage dégage une aura de puissance et de calme. Mais, si lui-même semble bienveillant, c’est plutôt la ville abandonnée qu’il traverse qui dégage une atmosphère oppressante. (Dans la 2e case de la page 17, les hauts immeubles semblent se refermer sur le personnage et l’on entend au loin des bruits de métal, comme si la ville était vivante.)
On est donc cette fois dans le cas d’un contraste entre le personnage et le décor. Ce décor pousse le lecteur à s’identifier à Kenshirô, seul élément du paysage qui n’est pas hostile. En outre, le héros découvre cette ville déserte en même temps que nous et semble tout aussi perdu.
Conclusion : Quels sont les éléments indispensables à l’introduction d’un personnage dans un manga shônen ?
Aspirants mangaka, voici quelques conseils :
- Utilisez le contre-jour et la contre-plongée pour rendre le personnage mystérieux et imposant.
- Choisissez bien votre source de lumière ! L’atmosphère ne sera pas la même, selon que le personnage est nimbé de soleil, illuminé par la foudre, ou éclairé par la faible lueur d’une vieille lampe.
- Trompez les attentes ! N’introduisez pas systématiquement un ennemi comme un personnage effrayant et un maître comme un personnage sympathique. Essayez au contraire de jouer avec les clichés ! Ou encore, laissez au lecteur la possibilité de s’identifier à l’antagoniste.
- Préservez le suspense ! Commencez par montrer le personnage de loin, ou seulement des parties de son corps, voire simplement un objet qui lui appartient.
- Pensez ensuite à varier les plans et les angles de vue pour une mise en scène plus dynamique. Prenez du temps pour présenter votre personnage sous divers angles. Plus on lui accorde de temps et de grandes cases, plus le personnage aura de l’importance !
- Pensez au personnage spectateur ! C’est à lui que le lecteur s’identifie. Que voit-il en premier ? Quel cheminement suit son regard ? Que ressent-il ?
- Impliquez vos lecteurs dans l’histoire ! Mettez-les à la place des personnages et faites-leur vivre la scène en direct.
- Utilisez une trame de fond ou un décor pour construire une atmosphère. L’arrière-plan et le décor peuvent refléter la psychologie des personnages, ou au contraire contraster avec eux.
- Pour organiser la narration visuelle, vous pouvez vous aider des mains des personnages et des objets présents dans le décor. Les mains sont difficiles à dessiner mais elles peuvent être très expressives, parfois bien plus que les visages.
- Inspirez-vous du cinéma ! Pensez aux films que vous aimez et regardez-les plusieurs fois pour étudier la mise en scène et l’enchaînement des plans.
…Et voilà ! À présent, à vos plumes : vous avez tout ce qu’il faut pour dessiner une introduction de personnage dans un manga shônen !
Merci d’avoir lu cet article ! Nous vous invitons à rejoindre la communauté des étoilé.e.s en participant à notre groupe Facebook « La Galaxie de la Pop-culture ». N’hésitez pas à nous suivre sur tous nos réseaux !
Notes
[1] Tous les numéros de pages cités pour Hokuto no Ken se réfèrent au tome 1 de la collection française en grand format « HOKUTO NO KEN Ultimate Edition ». (2022, Crunchyroll)
Étant donné que cette analyse se concentre sur la narration visuelle et ne prend pas en compte le texte (à l’exception des onomatopées, qui font partie des images et sont donc conservées à l’identique dans la version française), on considère qu’il n’est pas indispensable nécessaire de citer la version originale.
[2] Tous les numéros de pages cités pour Saint Seiya se réfèrent au tome 1 de la collection française en grand format « Saint Seiya – Ultimate Edition ». (2020, Kana)
[3] Une trame est un fond pré-dessiné que les mangaka peuvent utiliser pour les arrière-plans. Dans les mangas shôjo, les trames sont aussi beaucoup utilisées pour les motifs des vêtements.
[4] Tous les numéros de pages cités pour JoJo’s Bizarre Adventure se réfèrent au tome 1 de la collection japonaise en grand format « JoJonium ». (2013, Shûeisha)
[5] JoJo’s Bizarre Adventure : Le diamant inclassable du manga, 2019.
[6] Par exemple dans La Nouvelle Île au Trésor (Shin takarajima). Ce format de trois cases par page était extrêmement courant dans les premiers mangas modernes des années 1940-1950. Il s’agissait alors pour les mangaka d’imiter le cinéma, où les plans s’enchaînent sur un écran rectangulaire dont la taille ne varie pas.
[7] Court-métrage réalisé en 1896. Il avait impressionné les spectateurs, qui avaient l’impression que le train arrivait directement sur eux !
Bibliographie
Ouvrages et articles théoriques :
ANZALONE Frederico, JoJo’s Bizarre Adventure. Le diamant inclassable du manga, Toulouse, Third Éditions, 2019.
ARAKI Hirohiko, Araki Hirohiko no Kimyô na Horror Eiga-ron, Tôkyô, Shueisha, 2011.
ARAKI Hirohiko, Manga in Theory and Practice. The craft of creating manga, San Francisco, VIZ Media, 2017. [Traduction anglaise de Nathan A. Collins]
BOUVARD Julien, Manga politique, politique du manga. Histoire des relations entre un medium populaire et le pouvoir dans le Japon contemporain des années 1960 à nos jours. Sous la direction de Jean-Pierre Giraud, Université Lyon III Jean Moulin, décembre 2010.
BUISSOU Jean-Marie, Manga: Histoire et univers de la bande dessinée japonaise, 2010, Éditions Picquier.
GOTÔ Hiroki, Jump. L’âge d’or du manga, Paris, Kurokawa, 2018 [Traduction française de Julie Seta].
HEBERT Xavier, « Le « style Tezuka » : un modèle de narration visuelle », Manga 10000 images, N°2, Versailles, Editions H, 2009.
OKAMOTO Katsuto, « Les Onomatopées de la Langue Japonaise (1) – Le système et le sens fondamentaux des giongos », Université de Kôchi, pp.189-197. Disponible sur : https://kochi.repo.nii.ac.jp/record/6948/files/H041-15.pdf
PINON Matthieu, LEFEBVRE Laurent, Histoire(s) du manga moderne 1952-2012, Paris, Ynnis Éditions, 2019-2022.
PRECIGOUT Valérie, Le mythe Saint Seiya. Au Panthéon du manga, Toulouse, Third Édition, 2019.
TILLON Fabien, Culture Manga, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2020.
Ouvrages collectifs
BERTHOU Benoît et DÜRRENMATT Jacques (dir.), Style(s) de (la) bande dessinée, Paris, Classiques Garnier, 2019.
Créer un manga : L’école du Shônen Jump [rédigé par un collectif d’éditeurs du Shônen Jump], Bruxelles, Kana, 2023. [Traduction française de Sophie Lucas]
Magazines
Rockyrama – Otomo n°7 : Aux sources de Saint Seiya, octobre 2021.
Rockyrama – Otomo n°8 : Saint Seiya, aux confins de la mythologie, décembre 2021.
Rédigé par Umeboshi
Rédactrice, Relectrice SEO, Community Manager, enfant prodige, passionnée d’univers gothiques, mangaphile, parle le japonais couramment, a rédigé une thèse de 80 pages sur JoJo’s Bizarre Adventure.
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