JoJo’s Bizarre Adventure est un manga très inspiré par le cinéma. La mort de Jonathan Joestar le 7 février 1889, n’y échappe pas… Alors, quel film a bien pu inspirer à l’auteur l’idée saugrenue de tuer son héros en pleine série ?? Nous avons enquêté sur ce terrible crime !
Bien sûr, l’idée de couper la tête au héros traditionnel pour se débarrasser des codes étouffants du manga shônen rejoint le thème de la transgression que l’on a déjà étudié dans d’autres articles. (Le motif de la reine Mary décapitée, un peu plus tôt dans Phantom Blood, évoquait déjà ce thème. Tout comme l’assassinat des deux pères, Dario Brando et George Joestar. Dans ce manga, les figures d’autorité sont systématiquement assassinées.) Et l’idée de changer de héros à chaque saison pour évoquer une progression vient des romans de type « saga familiale« . On peut donc retrouver des sources et des motivations très diverses qui ont pu poussé l’auteur à prendre cette décision. Mais ici, on se concentrera sur un seul aspect de la question : D’où est venue l’idée qu’un scénario peut tenir la route même en assassinant la star en pleine série / en plein film ?
Et le coupable serait… un film d’Hitchcock !
Dans Manga in Theory and Practice, l’auteur raconte avoir appris l’art de la mise en scène avec l’ouvrage Hitchcock/Truffaut, qui regroupe des interviews d’Hitchcock… C’est ce qui nous a tout d’abord lancé sur cette piste. Puisque nous avons déjà répertorié dans un précédent article quelques-unes des références cinématographiques, nous pouvons à présent analyser plus en détail l’influence du cinéma thriller dans JoJo, en prenant pour exemple les deux derniers chapitres de Phantom Blood !
…Mais rembobinons !
Avant de révéler lequel des 54 films d’Hitchcock est coupable, il est nécessaire de poser les bases de cette histoire…
L’influence du cinéma est visible a plusieurs niveaux dans le JoJo’s Bizarre Adventure. On sait par exemple que certains personnages ont été créés en référence à des acteurs célèbres, qui sont eux-mêmes associés à certains types de rôles. Les personnages sont donc reliés à des archétypes cinématographiques :
- Jôtarô est inspiré de Clint Eastwood : le cow-boy mystérieux et solitaire.
- Dio tient son nom de famille de Marlon Brando qui, en début de carrière, jouait les jeunes premiers délinquants. Concernant le design du personnage, l’auteur dit s’être aussi inspiré de l’acteur Rutger Hauer, spécialisé dans les rôles d’antagonistes marginaux. Comme le tueur en série diabolique dans The Hitcher ; ou le leader d’une rébellion d’androïdes dans Blade Runner.
- Stroheim est inspiré d’Erich Von Stroheim, « l’homme que l’on aime haïr », spécialisé dans les rôles de méchants officiers allemands.
- Enfin, on trouve des personnages qui, sans être associés à un acteur précis, rappellent aussi des archétypes. Par exemple, Lisa-Lisa qui fume et porte des lunettes de soleil, est la femme à la cigarette, à la fois sexy et cynique, des films occidentaux. Personnage autrefois très populaire, mais qui a un peu disparu de nos jours après avoir été accusé de faire la promotion du tabac…
…Reste donc à étudier l’influence du cinéma sur la mise en scène ! Comment l’auteur reproduit-il des procédés du cinéma thriller dans son manga ? Et en quoi cela influence-t-il la mort de Jonathan ?
On prendra pour exemple la scène située aux pages 286-288 du tome 3 du JoJonium, dans le chapitre 42 de Phantom Blood. Celle dans laquelle meurt Jonathan.
Comment se manifeste l’influence du cinéma thriller dans JoJo et à quoi voit-on que Jonathan Joestar va mourir ?
1) Le nombre et la disposition des cases
La scène étudiée s’étend sur trois pages. La première page est composée de huit cases, la seconde de sept, et la troisième de 5. Les deux premières pages sont donc assez chargées, ont un découpage classique et un rythme lent. La troisième page est divisée en deux par une ligne diagonale. Elle correspond à la reprise de l’action.
2) Le texte et les onomatopées
Comme certaines scènes d’Hitchcock, la scène se déroule dans un silence quasi-total. La seconde page est entièrement dénuée de texte, et on n’y trouve qu’une seule onomatopée, pas très bruyante : « koku….. ».
Sur les vingt cases qui composent la scène, on trouve douze cases consécutives de silence, interrompues seulement par cette unique onomatopée. Alors que JoJo’s Bizarre Adventure est d’ordinaire un manga connu pour ses onomatopées bruyantes ! Cette scène contraste donc avec l’ambiance sonore habituelle du manga. Et ce silence est d’autant plus pesant, qu’il semble surnaturel, la scène se déroulant dans une salle de restaurant luxueuse remplie de convives, à bord d’un navire.
3) Le décor et les accessoires
La scène entière tourne autour d’un objet : un verre de vin présenté dans la première case en gros plan. Ce verre est ensuite présent dans toutes les autres cases de la page. Et, à la fin de la scène, le silence se rompt lorsque le verre se brise, avec l’onomatopée bruyante « Gashaan ».
La technique qui consiste à démarrer une scène sur un objet en gros plan et à élargir ensuite le champ pour montrer ce qu’il y a autour est un procédé de suspense qu’Araki utilise très souvent. [1]
En effet, le lecteur ne sait pas tout de suite où il se trouve et qui sont les personnages présents. Au début, il ne voit qu’un détail de la scène, et il ne peut comprendre le contexte qui entoure cet objet que dans les cases suivantes. Ce procédé est en effet visible à de nombreuses reprises tout au long du manga.
4) La mise en scène, qui introduit le suspense
On comprend dans les cases suivantes que Jonathan tend à Erina, son épouse, son verre de vin. Tous deux sont en voyage de noces et Jonathan veut faire goûter du vin à Erina, qui n’en a jamais bu. Il n’y a donc a priori rien d’inquiétant dans cette scène.
Pourtant, la mise en scène est celle d’une scène de suspense. Notamment avec le ralenti au moment où Erina approche le verre de ses lèvres. Cette action s’étend sur trois cases, avec un zoom progressif, accompagnant le mouvement du verre qui se rapproche.
Cette lenteur, les lignes en pointillés à l’arrière-plan, et l’expression d’Erina qui semble hypnotisée par le verre, laissent présager une menace latente. Le lecteur peut s’interroger. Pourquoi une scène aussi longue, s’il s’agit juste de la dégustation d’un verre de vin ordinaire ? Y aurait-il donc du poison dans le verre ? On ne soupçonne peut-être pas Jonathan de vouloir empoisonner sa femme, mais quelqu’un d’autre aurait très bien pu empoisonner le vin auparavant.
On peut aussi rappeler que, pour les Japonais, un couple qui partage un même verre d’alcool, cela évoque les cérémonies de mariage shintô. Le couple (qui s’est pourtant marié à l’église quelques pages plus tôt) reproduit donc ici une cérémonie de mariage, d’où peut-être cette ambiance solennelle.
Erina boit finalement, avec l’onomatopée « koku….. », qui est la seule de cette double-page. Ce qui signifie que le silence alentours est tel, qu’on peut entendre le bruit qu’elle fait quand elle boit ! Mais notons qu’au Japon, faire du bruit en mangeant ou en buvant n’est pas considéré comme impoli.
Erina boit donc et… il ne se passe rien ! Ce procédé aussi est typique du cinéma d’Hitchcock. Il consiste à faire monter artificiellement le suspense dans une scène où, au final, rien ne se passe.
Mais, soudain…
Il y a un gros plan sur l’œil effrayé d’Erina. Elle a vu quelque chose… mais quoi ? La scène se déroule toujours dans le silence. La rupture de ton est simplement indiquée par la trame à l’arrière-plan, qui est devenue sombre.
La case suivante nous permet de comprendre ce qui l’a effrayée : Jonathan vient de se lever brutalement et semble paniqué. Même s’il a fait un mouvement brusque, la scène est toujours aphone. Voyant son époux paniquer, Erina panique à son tour. Mais elle ne peut pas savoir ce qu’il a vu, puisque tous deux se trouvent face à face. Le danger est donc probablement derrière elle !
La nouvelle question est donc : Pourquoi Jonathan Joestar panique-t-il ? Le visage du personnage se teinte d’ombre progressivement, puis des gouttes de sueur apparaissent. Mais ces quatre cases sont toujours muettes et le lecteur devra attendre de tourner la page, pour savoir ce qu’a vu Jonathan…
Notons que le fait de montrer la peur chez les personnages avant de montrer ce qu’ils ont vu est quant à lui un procédé typique de film d’horreur. Mais l’effet de suspense qui consiste à terminer une page par la réaction de surprise d’un personnage, et à ne montrer qu’à la page suivante ce qu’il a aperçu est très classique dans les mangas.
Sur la troisième page, donc, on découvre que Jonathan a aperçu Wan-Chan, le serviteur de Dio, son ennemi qu’il croyait mort, qui lui fait signe de le suivre. On a de nouveau un zoom lent en trois cases, tandis que Wan-Chan découvre progressivement son visage, marqué à la joue par une cicatrice, à l’endroit où Jonathan l’avait frappé plus tôt dans l’histoire.
Le silence se rompt alors avec le verre qui tombe à terre et qui se brise, avec l’immense onomatopée « Gashaan ». La rupture est aussi indiquée par le découpage en diagonale des cases. Dans la case suivante, les onomatopées reprennent pour de bon : On trouve une nouvelle onomatopée géante (« Shugooooo »), qui annonce enfin qu’il se passe quelque chose ! Et l’on comprend qu’on va entrer dans une scène d’action.
…Coupez !
Interrompons ici la description, et procédons maintenant à une analyse plus approfondie de cette séquence…
L’influence du cinéma thriller dans JoJo – Analyse de la scène :
1) Le verre de vin
L’insistance sur un détail de la scène contribue au suspense :
La scène invite le lecteur à se focaliser sur le verre. Présent sur toutes les cases, même entre les deux époux lorsqu’ils se parlent. Et on en oublie de regarder autour, alors que le véritable danger vient de là !
L’insistance sur un ou plusieurs objets, en apparence anodins mais autour desquels va tourner l’histoire, est d’ailleurs un procédé caractéristique des films d’Hitchcock. Dans le film La corde, par exemple, l’histoire tourne autour d’une corde et d’un coffre, qui constituent les preuves d’un crime. Tout dans le film invite les spectateurs à se focaliser sur ces deux objets. Mais, au final, l’indice qui apportera la preuve du crime ne sera ni la corde, ni le coffre, mais un chapeau oublié par la victime !
Dans chaque film d’Hitchcock, il y a des objets qui deviennent des motifs récurrents. Ainsi, dans L’Ombre d’un doute, c’est une bague décorée d’une émeraude. Dans L’Inconnu du Nord-express, c’est un briquet et une paire de lunettes.
Dans JoJo, on trouve également un certain nombre d’objets récurrents, sur lesquels les dessins se focalisent, ne serait-ce que le temps d’une scène. Cela permet de faire avancer l’histoire :
L’inventaire détaillé serait trop long mais, si on prend seulement le tout début du manga, on peut relever : un poignard, le masque de pierre, une lettre, la poupée d’Erina, le mouchoir de Jonathan, la valise de Dio, la montre de Jonathan (liste non exhaustive). Dans chaque scène, pratiquement, il y a un objet-clé. Ce sont ces objets (dont certains sont importants et d’autres complètement anodins) qui permettent de faire progresser l’intrigue et de créer des liens entre les personnages.
Certains de ces objets forment un décor très théâtral. On peut par exemple relever le rideau, le poignard et le masque, ainsi que l’allumage progressif des lumières pour éclairer la pièce, dans la scène où Dio est pris au piège par la police. Cette scène semble inspirée par la littérature policière, où la révélation du coupable est souvent très théâtralisée. Certains objets du manga évoquent d’ailleurs directement le thriller, mais aussi les romans ou films policiers. Comme le poison, les menottes, le chapeau « style Sherlock Holmes« , la pipe, les lettres et le carnet.
Enfin, le combat final se déroule sur un bateau, en plein milieu de l’océan. C’est un décor très symbolique, souvent utilisé pour les confrontations dans les thrillers car le bateau constitue un huis-clos coupé du monde et dont on ne peut s’échapper. Les personnages sont donc seuls face à face, et face à leur destin, au milieu de l’immensité. L’espace extérieur, divisé seulement entre la mer et le ciel, renforce l’expression de la dualité.
Le damier noir et blanc : un motif symbolique
Comme dans les films d’Hitchcock, il y a dans les décors de JoJo des motifs récurrents, et très symboliques.
Pour ne prendre que Phantom Blood, on peut relever par exemple le motif du damier en noir et blanc, avec le carrelage sur le sol du manoir au début du manga, ou encore le chapeau de Zeppeli.
Ce motif est prolongé par les carreaux des fenêtres du manoir, ou encore les cordages du navire à la fin. Ces lignes qui se croisent symbolisent l’entrecroisement des destinées, peut-être aussi l’idée que les personnages sont comme prisonniers du destin.
On trouve en outre le motif de la chaîne, lors du combat de Jonathan contre Tarkus, qui peut aussi rappeler cette idée. Et l’alliance que Dario Brando a volée à la famille Joestar symbolise le lien entre les deux familles. Là encore, elle file la métaphore d’une destinée tragique et mythique qui s’étend au-delà des années et des générations.
Quant au motif même du damier, il évoque bien sûr l’opposition et la complémentarité du bien et du mal.
Autres motifs omniprésents : la hauteur et le mouvement d’ascension.
Lorsque Dio monte les escaliers du manoir au début du manga, cela symbolise bien sûr ses ambitions. Lorsqu’il s’est transformé en vampire, il n’a plus besoin d’emprunter les escaliers, et peut s’élever en marchant directement sur le mur. Il n’est plus soumis aux règles humaines, ni même aux règles physiques comme la gravité. Il a donc gagné, en même temps qu’un nouveau pouvoir, une nouvelle liberté.
A partir de ce moment, Dio est toujours présenté en hauteur : dans un château en haut d’une falaise, ou bien perché tout en haut d’un rocher. Cette hauteur, qui le sépare du commun des mortels, en fait un être mystérieux et irréel. Elle peut aussi symboliser une sorte d’élévation spirituelle. Mais notons que ce mouvement d’ascension se termine souvent par une chute : Dio tombe des escaliers au début du manga, et de la falaise où se trouve son château à la fin.
A cette légèreté, s’oppose bien sûr le poids du destin. Le destin et la providence sont représentés par des objets en pierre : le masque de pierre, et la statue protectrice de la famille Joestar.
Enfin, un autre motif récurrent est celui des objets évoquant la vitesse, ou le temps :
Le train montré au début du manga, l’attraction de fête foraine où vont Jonathan Joestar et Erina, le ballon de rugby lors du match à l’université, puis bien sûr les engrenages du bateau à la fin. Tous ces motifs symbolisent la précipitation de l’histoire vers le drame. Les engrenages sont la métaphore par excellence du cours inexorable du destin.
On peut aussi penser à la montre que Dio vole à Jonathan, ou encore à la calèche dans laquelle il arrive au manoir. On trouve plusieurs fois le motif de calèche au cours du manga, avec souvent des gros plans sur les roues, qui illustrent bien, là encore, les rouages du destin. Ainsi, lors de l’accident de calèche qui cause la rencontre des deux familles, le conducteur est mort empalé sur une roue. Et au moment où Dio arrive au manoir, on trouve cette image où, du fait de la perspective, la roue paraît démesurée et prête à écraser Jonathan !
Ainsi, tous les décors de cette partie du manga nous renvoient-ils systématiquement à deux idées : l’emprisonnement dans les rouages du destin, et l’évasion par un mouvement d’ascension. Ce sont là deux thèmes-clés que l’on retrouvera presque systématiquement tout au long de la série. L’Homme face à son destin : c’est sans doute là le thème principal de ce manga, que l’auteur décrit comme « un hymne à l’humanité ». On pourrait encore y voir une métaphore de l’artiste, qui souhaite s’affranchir des codes qui lui pèsent et limitent sa créativité (voir notre premier article, à ce sujet.)
Le verre brisé, signe de malheur
La scène étudiée, en l’occurrence, tourne autour d’un autre objet très symbolique : un verre qui se brise lorsque Jonathan aperçoit Wan-Chan. Précisons que les apparitions de Wan-Chan au cours du manga ne servent qu’à rappeler que Dio est encore en vie. Le personnage était déjà venu porter un message de la part de Dio quelques temps plus tôt. Son apparition dans cette scène est donc véritablement un présage de malheur. Il a d’ailleurs une apparence grotesque, dont la présence semble déplacée dans ce lieu luxueux. Et sa laideur contraste avec le couple, qui ont quant à eux des têtes de jeunes premiers.
En voyant Wan-Chan, Jonathan laisse tomber le verre qu’il tenait à la main pendant toute la scène. Ce geste dramatique, fréquent au théâtre comme au cinéma, est un moyen simple mais efficace de montrer l’émotion du personnage. En revanche, il est assez peu fréquent dans un shônen manga de voir le héros perdre à ce point son sang-froid. Les auteurs de mangas disposent en outre d’autres moyens, comme les trames d’arrière-plan, pour montrer les émotions. Utiliser en plus la gestuelle, c’est ajouter volontairement une dimension théâtrale ou filmique à la scène.
Enfin, si l’on considère que partager le verre de vin symbolisait pour le couple un renouvellement de leur cérémonie de mariage, alors c’est comme s’ils étaient interrompus en plein mariage… ce qui fait très « gothique » ! Les romans et films gothiques, en effet, associent très souvent le mariage au malheur, et l’amour à la mort. (Pensez par exemple aux Noces funèbres de Tim Burton. Ou à tous ces récits de jeunes mariées assassinées le jour de leurs noces !)
2) Les personnages : 3 films qui font office de références…
Approfondissons notre enquête… Quels sont les films précis, parmi l’œuvre d’Hitchcock, qui seraient susceptibles d’avoir servi d’inspiration à ce manga ?
« Meilleur le méchant, meilleur le film » : L’Inconnu du Nord-Express
Pour une histoire centrée sur la dualité entre les deux personnages principaux, impossible de ne pas citer Strangers on a Train (L’Inconnu du Nord-Express), où tout est double. Et où – comme le fait remarquer Truffaut à Hitchcock – les deux personnages principaux, en apparence manichéens, pourraient très bien n’en être qu’un. [2]
De ce point de vue, c’est peut-être le film d’Hitchcock auquel Phantom Blood ressemble le plus. À noter aussi que, à l’instar de Dio, l’antagoniste du film, Bruno Antony, déteste son propre père et désire le tuer. Dans Phantom Blood, Araki accorde une grande attention à la psychologie de l’antagoniste, suivant ainsi la célèbre maxime d’Hitchcock : « Meilleur le méchant, meilleur le film ».
Soupçons et le motif de l’empoisonnement
J’ai pris cette image (qui ne fait pas partie du passage étudié) car il s’agit aussi d’une scène très hitchcockienne. Dio monte les escaliers d’un manoir anglais, en apportant un verre que Jonathan soupçonne de contenir du poison. Cette scène rappelle de manière troublante un autre film d’Hitchcock : Soupçons, dans lequel une femme soupçonne sont mari de vouloir l’empoisonner. La scène la plus connue du film est celle où le mari monte les escaliers en apportant sur un plateau un verre de lait, soit disant pour la soigner…
La personne qui monte lentement, descend, ou tombe des escaliers d’un manoir de style anglais est d’ailleurs une scène récurrente des films d’Hitchcock, souvent utilisée pour des effets de suspense. On la trouve dans Soupçons, dans L’Inconnu du Nord-Express, mais aussi dans L’Ombre d’un doute ou encore Psychose. De plus, le design du manoir de JoJo’s Bizarre Adventure, comme les costumes des personnages, rappellent énormément les décors des films d’Hitchcock.
L’Ombre d’un doute, ou « le diable dans la maison »
Enfin, l’idée que Dio s’infiltre dans une famille pour y semer le malheur, au début du manga, rappelle bien sûr le film L’Ombre d’un doute. Film dans lequel la jeune héroïne est la seule à s’apercevoir que son oncle, qui s’est incrusté récemment dans la famille et que tout le monde trouve formidable, est en réalité un véritable démon. Le manga comme le film reprennent ainsi l’idée d’avoir le diable infiltré dans sa propre maison, ce qui permet de créer, en huis-clos, un climat oppressant.
Cette idée de suivre un assassin, et de montrer comment il s’infiltre dans une famille, où seul l’enfant se méfie de lui, est même reprise et développée dans la partie 4 du manga, Diamond is Unbreakable, avec le personnage de Kira.
Le personnage hitchcockien : le héros seul contre tous
Un autre motif très hitchcockien est que le héros est seul à dire la vérité et ne trouve pas d’aide dans sa propre famille. Il semble seul alors même qu’il est entouré de monde, ce qui rend la situation encore plus stressante. Dans le livre Hitchcock/Truffaut, une critique récurrente qu’adresse Hitchcock à ses propres films est : « Pourquoi le héros ne va-t-il pas tout simplement voir la police ? ». Dans le manga aussi, on pourrait demander : « Pourquoi Jonathan ne va-t-il pas tout simplement dire à son père que Dio le harcèle ? ». La réponse donnée par Hitchcock est généralement : parce qu’on ne le croirait pas, qu’on ne l’écouterait pas, ou pire, qu’on l’accuserait à la place du coupable. Ce sentiment d’injustice augmente encore la tension.
…Et dans JoJo aussi, on pourrait faire le même type de réponse. En ce sens, on pourrait affirmer que Jonathan Joestar est un héros hitchcockien.
Dans la tête de l’assassin…
…Mais Dio n’est pas en reste, car de son côté aussi, le schéma est typique des films d’Hitchcock :
On sait depuis le début que c’est Dio qui empoisonne le père de Jonathan. Cela n’a jamais été un mystère, car on suit le personnage depuis le début, et l’on sait tout ce qu’il pense, à chaque instant. Le suspense est donc uniquement de savoir s’il se fera prendre.
Mais, comme on est habitué à suivre ce personnage, quelque part, on lui souhaite de s’en sortir. On a de la peine pour lui lorsqu’il est pris au piège par la police, et qu’il tente désespérément de se défendre en rassemblant des arguments hypocrites.
C’est en effet un autre schéma récurrent des films d’Hitchcock, de nous faire suivre un meurtrier, avec la question : « Va-t-il se faire prendre ?? ». Et Truffaut souligne sa capacité à nous faire trembler même pour un criminel !
Truffaut remarque que les films d’Hitchcock ont généralement deux types de schémas : l’innocent injustement persécuté, ou le criminel qui tente d’échapper à la justice.
Dans certains films, comme L’Inconnu du Nord-Express, on a les deux personnages à la fois. Et dans JoJo, on a également une juxtaposition de ces deux scénarios, car le point de vue alterne entre les deux personnages principaux.
…Tout cela est fort beau mais, si nous cherchons le film d’Hitchcock qui a inspiré la mort de Jonathan : eh bien, nous nous trompons de coupables ! Car ce n’est ni dans Soupçons, ni dans L’inconnu du Nord-Express, ni encore dans L’Ombre d’un doute que le personnage principal meurt avant la fin…
3) Les procédés de suspense : la place du silence dans la scène
La désynchronisation de la bande-son
Le silence dans les mangas et anime sert généralement à exprimer l’émotion, en indiquant que le temps est en quelque sorte en suspend. Mais ici, il sert plutôt à exprimer le suspense.
Si le silence paraît artificiel dans la scène étudiée, c’est qu’il n’est pas du tout synchronisé avec l’histoire. Tout d’abord, on ne comprend pas l’absence de bruit dans cette salle bondée et en apparence joyeuse. Et, normalement, les onomatopées devraient au moins reprendre lorsque Jonathan se lève en apercevant Wan-Chan, pour indiquer qu’il se passe quelque chose. Mais ce n’est pas le cas.
Et cela renforce le sentiment de stress, en donnant l’impression qu’en dehors du couple, personne dans la salle n’a rien remarqué d’anormal. La difficulté de communication entre Erina et son mari, plonge les personnages dans une sorte de cauchemar. Non seulement, personne à part eux n’a rien remarqué, mais ils n’arrivent pas non plus à communiquer entre eux au sujet du danger. Erina perçoit une menace, mais elle ne comprend pas ce dont il s’agit, ce qui ne fait qu’augmenter son inquiétude.
Le silence au service du rythme
Enfin, les onomatopées servent aussi à introduire du rythme dans l’histoire. Et JoJo’s Bizarre Adventure est connu pour son rythme particulièrement dynamique, dû à l’abondance d’onomatopées. Ici, au contraire, l’absence d’onomatopées pendant trois pages met en place un rythme lent, qui ne s’accélère de nouveau que lorsque le verre se brise. Ce rythme lent permet, là encore, d’augmenter le suspense. Et de créer un contraste avec l’accélération lors de la scène d’action.
Dans la scène étudiée, les procédés utilisés permettent alternativement de créer du suspense alors qu’il ne se passe rien, puis au contraire de décrire un évènement inquiétant sans qu’il y ait de rupture dans l’ambiance sonore.
Cette scène a une place cruciale dans l’intrigue, car c’est la transition entre le faux « happy end » (le mariage et le départ en voyage du jeune couple), et le drame final. D’où son ambiance particulière et la focalisation sur le verre de vin, qui évoque à la fois bonheur à portée de main et menace latente.
La scène paraît en outre très sérieuse et classique, ce qui contraste avec l’ambiance habituellement délirante du manga. Cette fin trop parfaite, ce ton trop codifié : tout renforce l’impression dérangeante que quelque chose va se produire.
Dans les pages qui suivent, on trouve d’autres types de scènes très inspirées par le cinéma américain :
Par exemple, entre les pages 317 et 321 du même volume, on trouve une longue scène où Erina embrasse Jonathan pendant plus de trois pages, avant qu’il meure : cette scène est bien sûr inspirée du moment incontournable où le couple vedette s’embrasse à la fin du film, dans le cinéma hollywoodien !
À noter que, traditionnellement, les couples japonais s’embrassent peu en public. Même au cours des cérémonie de mariage, on l’a vu, il n’y a qu’un « baiser indirect », à travers l’échange de coupes de saké. Ce type de scène est donc véritablement tirée du cinéma américain, à la différence du baiser indirect très japonais qu’on a vu précédemment à travers le partage d’un verre de vin. On peut d’ailleurs noter qu’Erina, qui était ridiculement timide dans la scène du verre de vin, prend cette fois-ci l’initiative, puisque c’est elle qui embrasse son mari.
…A la différence près que l’auteur rejette le « happy end » conventionnel, au profit d’une fin tragique.
Et que cette scène, bien qu’elle soit située à la fin de l’avant-dernier chapitre de Phantom Blood et s’étende à l’ouverture du chapitre final, n’est pourtant pas retenue par les lecteurs comme une scène-clé de l’histoire. Le public est généralement plus ému par les adieux de Jonathan à Dio, qui constituent presque une scène-miroir de celle-ci, à la fin du chapitre suivant. La raison est sans doute que Dio et Jonathan ont toujours été présentés comme ennemis. Leur réconciliation finale est donc en quelque sorte un plot-twist, auquel les lecteurs étaient loin de s’attendre.
…Notre analyse touche maintenant à sa fin ! Avez-vous deviné le coupable ??
Qui a tué Jonathan Joestar et par quel film d’Hitchcock cette mort est-elle inspirée ? Conclusions de notre enquête…
Araki utilise dans son manga des procédés issus du cinéma d’Hitchcock :
- Scène qui se déroule dans le silence complet. (Absence d’onomatopées)
- Focalisation sur un détail. (Le verre de vin)
- Gestuelle dramatique pour exprimer la peur, et images très symboliques. (Le verre qui tombe et se brise.)
- Motifs récurrents dans les décors (le damier, les objets qui évoquent la vitesse), avec également un sens très symbolique.
- La « scène de l’escalier », l’empoisonnement et le manoir anglais : des motifs récurrents dans le cinéma d’Hitchcock.
- Le thème du « diable dans la maison », le héros plongé dans la solitude et le climat familial oppressant : des éléments de thriller psychologique, également récurrents chez Hitchcock.
- Les deux thèmes récurrents des films d’Hitchcock : l’innocent persécuté et le coupable qui tente d’échapper à son destin.
Enfin, l’idée de « tuer la vedette » en plein milieu de la série (car JoJo’s Bizarre Adventure continue bien après Phantom Blood !) venait sans doute effectivement d’un film d’Hitchcock…
Dans une interview du Hitchcock/Truffaut, Hitchcock se félicite, dans Psychose, d’avoir tué la star du film au bout d’un tiers à peine de l’histoire, lors de la célèbre scène de la douche ! Au début, il l’avait pourtant introduite comme l’héroïne principale. Et le public, qui savait que Janet Leigh était la plus connue des deux actrices du film, s’attendait vraiment à ce qu’elle survive jusqu’à la fin !
Si la scène de la douche est devenue mythique aujourd’hui, ce n’est pas seulement pour sa violence et son côté « film d’horreur » avant l’heure. C’est aussi que c’était un meurtre qui a surpris tout le monde, car personne dans le public n’aurait prévoir que le réalisateur comptait, au beau milieu du film, tuer la star ! [3]
Etant donné qu’Araki dit avoir appris à faire un scénario en lisant le Hitchcock/Truffaut, il est probable qu’il ait trouvé ici l’idée qu’il était possible – et même souhaitable car Psychose fut une grande réussite ! – de surprendre ses lecteurs en tuant le héros… C’est sans doute là le « crime parfait » que recherchent si souvent les personnages d’Hitchcock !
A noter, cependant, que cette interview d’Hitchcock est loin d’être la seule source d’inspiration du manga. Dans Dracula de Bram Stocker, également, le héros – lui aussi prénommé Jonathan – disparaissait dans le premier quart de l’histoire car on le croyait mort, et ne revenait que vers la fin du roman. Ce qui donnait d’ailleurs lieu à des changements brutaux de personnages narrateurs, parfois perturbants pour les lecteurs.
On retrouve bien d’autres scènes très inspirées du cinéma thriller, à plusieurs reprises tout au long de JoJo’s Bizarre Adventure :
Par exemple, au début de Stardust Crusaders, lorsque les personnages trouvent Holy évanouie, l’auteur focalise d’abord notre attention sur une petite cuillère qui gît à terre, détail anormal et qui préfigure déjà un drame. Dans JoJo’s Bizarre Adventure : le diamant inclassable du manga (2019), Frederico Anzalone explique aussi comment le passage où Lucy Steel est infiltrée chez le président, dans Steel Ball Run, est inspiré du cinéma thriller. Mais on pourrait citer encore bien d’autres exemples.
…Mais bien sûr, le thriller est loin d’être la seule source d’inspiration cinématographique de l’auteur !
Western spaghetti, films d’horreur, giallo italien… JoJo’s Bizarre Adventure est une série aux sources d’inspiration multiples, qu’il serait vain de tenter de rattacher à un seul genre.
…À bientôt dans de prochains articles !
To be continued…
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Rédigé par Umeboshi
Rédactrice, Relectrice SEO, Community Manager, enfant prodige, passionnée d’univers gothiques, mangaphile, parle le japonais couramment, a rédigé une thèse de 80 pages sur JoJo’s Bizarre Adventure.
Notes :
[1] Il a peut-être trouvé cette technique dans ce passage du Hitchcock/Truffaut :
C’est toujours la question de choisir la taille des images en fonction des buts dramatiques et de l’émotion, et non pas simplement dans le dessein de montrer le décor. L’autre jour, je tournais un spectacle d’une heure pour la télévision et l’on voyait un homme entrant dans un commissariat pour se constituer prisonnier. Au début de la scène, j’ai filmé d’assez près l’homme qui entre, la porte qui se referme; il se dirige vers un bureau mais je n’ai pas montré tout le décor. On m’a dit : « Vous ne voulez pas montrer tout le commissariat pour que les gens sachent qu’on est dans un commissariat ? J’ai répondu : « Pourquoi ? Nous avons le sergent de police qui a trois galons sur le bras et qui se trouve en amorce dans l’image, cela suffit pour établir que nous sommes dans un commissariat. Le plan général pourra être très utile dans un moment dramatique, pourquoi le gaspiller?
Alfred Hitchcock. Interview tirée du Hitchcock/Truffaut, p.182.
[2]
Comme pour l’Ombre d’un doute, le film est systématiquement construit sur le chiffre « deux » et, là aussi, les deux personnages pourraient très bien porter le même prénom, Guy ou Bruno, car c’est manifestement un seul personnage divisé en deux.
François Truffaut. Hitchcock/Truffaut, p.166.
[3]
Je vous parie tout ce que vous voulez que, dans une production ordinaire, on aurait donné à Janet Leigh l’autre rôle, celui de la sœur qui enquête, car il n’est pas d’usage de tuer la star au premier tiers du film. Moi, j’ai fait exprès de tuer la star, car ainsi le meurtre était encore plus inattendu.
Alfred Hitchcock. Interview tirée du Hitchcock/Truffaut, p.231.
Bibliographie :
Œuvre étudiée
ARAKI Hirohiko, JoJo’s Bizarre Adventure. Phantom Blood. In: JoJonium (t.3), Tôkyô, Shûeisha, 2013.
Ouvrages théoriques
ANZALONE Frederico, JoJo’s Bizarre Adventure. Le diamant inclassable du manga, Toulouse, Third Editions, 2019.
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BUISSOU Jean-Marie, Manga: Histoire et univers de la bande dessinée japonaise, Arles, Editions Picquier, 2010.
CHABROL Claude et ROHMER Eric, Hitchcock, Paris, Editions Ramsay, 2006, « Le nombre et les figures », pp.109-114.
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PINON Matthieu, LEFEBVRE Laurent, Histoire(s) du manga moderne 1952-2012, Paris, Ynnis Editions, 2019-2022.
TILLON Fabien, Culture Manga, Paris, Nouveau Monde Editions, 2020.
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Recueil d’interviews
TRUFFAUT François, Hitchcock/Truffaut, Paris, Gallimard, 1993.
Ouvrage collectif
Créer un manga : L’école du Shônen Jump [rédigé par un collectif d’éditeurs du Shônen Jump], Bruxelles, Kana, 2023. [Traduction française de Sophie Lucas]
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